La lutte des idées

J’emprunte à Ludwig von Mises (1881-1973), économiste de l’école de pensée économique dite « autrichienne – école presque totalement ignorée par la grande majorité des économistes en France et a fortiori par les politiques et autres médiatiques -, les lignes que vous pouvez lire ci-dessous et qui portent sur la « lutte des idées ».

Les idées sont une considération qui semble dérisoire à beaucoup de libéraux si j’en juge par certains commentaires de La Page Libérale. Ils ont le sentiment que ce serait de la théorie même quand elles permettent d’expliquer l’actualité, qu’à ce titre, elles ne sont pas opérationnelles, une « arme » contre la force violente des non libéraux en place et qu’il faut trouver autre chose à leur opposer.

Ces lignes que Mises a écrites en 1938, expliquent pourquoi il faudrait penser le contraire, pourquoi les idées et la « lutte des idées » sont finalement des objets bien réels et, pour employer une expression à la mode, pourquoi les idées elles-mêmes sont une remarquable arme de destruction massive … de l’erreur et du mensonge.

J’espère qu’elles convaincront les lecteurs ou que, sinon, ils écriront pourquoi.
« La lutte des idées.

C’est une erreur de croire que les expériences malheureuses qu’on a faites du socialisme peuvent aider à les vaincre. Les faits en eux-mêmes ne suffisent pas à rien prouver ou réfuter ; tout dépend de l’interprétation qu’on en donne, c’est-à-dire des idées et des théories.

Les partisans du socialisme continueront à attribuer à la propriété privée tous les maux de ce monde et à attendre le salut du socialisme. Les échecs du bolchevisme russe [1] sont attribués par les socialistes à toutes les causes possibles, excepté à l’insuffisance du système. A leur point de vue le capitalisme seul est responsable de toutes les misères dont le monde a souffert au cours de ces dernières années. Ils ne voient que ce qu’ils veulent voir et feignent d’ignorer tout ce qui pourrait contredire leur théorie.

On ne peut vaincre des idées que par des idées. Seules les idées du capitalisme et du libéralisme peuvent triompher du socialisme. Seule la lutte des idées peut permettre d’aboutir à une décision.

Le libéralisme et le capitalisme s’adressent à la froide raison, et progressent selon la stricte logique, en écartant délibérément tout appel au sentiment. Le socialisme, au contraire, cherche à agir en suscitant des passions ; il essaie de faire violence à la réflexion logique en excitant le sens de l’intérêt personnel et de couvrir la voix de la raison en éveillant les instincts les plus primitifs.
Cette méthode semble déjà donner l’avantage au socialisme en ce qui concerne les hommes d’un niveau intellectuel supérieur, la minorité capable de réflexion personnelle. Vis-à-vis des autres, des masses incapables de pensée, sa position paraît inattaquable. L’orateur qui excite les passions des masses semble avoir plus de chances de succès que celui qui tente de s’adresser à leur raison. Aussi le libéralisme paraît-il avoir bien peu d’espoir de triompher dans la lutte contre le socialisme.

Mais ce point de vue pessimiste méconnaît entièrement l’influence que la réflexion calme et raisonnable peut exercer sur les masses ; il exagère énormément la part qui revient aux masses et par là même à la psychologie des foules dans la naissance et la formation des idées dominantes d’une époque.

C’est un fait exact que les masses ne pensent pas. Mais c’est là précisément la raison pour laquelle elles suivent ceux qui pensent. La direction spirituelle de l’humanité appartient au petit nombre d’hommes qui pensent par eux-mêmes ; ces hommes exercent d’abord leur action sur le cercle capable d’accueillir et de comprendre la pensée élaborée par d’autres ; par cette voie les idées se répandent dans les masses où elles se condensent peu à peu pour former l’opinion publique du temps. Le socialisme n’est pas devenu l’idée dominante de notre époque parce que les masses ont élaboré puis transmis aux couches intellectuelles supérieures l’idée de la socialisation des moyens de production ; le matérialisme historique lui-même, quelque imprégné qu’il soit de « l’esprit populaire » du romantisme et de l’école historique du droit, n’a jamais osé avancer une telle affirmation. L’âme des foules n’a jamais produit d’elle-même autre chose que des massacres collectifs, des actes de dévastation et de destruction. Or l’idée socialiste a beau n’aboutir dans ses effets qu’à la destruction, il n’en demeure pas moins que c’est une idée. Il a donc fallu que quelqu’un la conçoive, et ce n’a pu être l’oeuvre que de penseurs isolés.

Comme toute autre grande idée, le socialisme a pénétré dans les masses par l’intermédiaire de la classe intellectuelle moyenne. Ce n’est pas le peuple, ce ne sont pas le masses qui ont été gagnées les premières au socialisme et d’ailleurs même aujourd’hui les masses ne sont pas à proprement parler socialistes, elles sont socialistes agraires et syndicalistes. – : ce sont les intellectuels. Ce sont eux, et non les masses, qui sont les supports du socialisme. La puissance du socialisme est, comme toute autre puissance, d’ordre spirituel, et elle trouve son soutien dans des idées ; or les idées viennent toujours des chefs spirituels et ce sont ces derniers qui les transmettent au peuple. Si les intellectuels se détournaient du socialisme, c’en serait fait de sa puissance. Les masses sont incapables à la longue de résister aux idées des chefs. Il est certes des démagogues qui pour se pousser en avant sont prêts contrairement à leur propre conviction à présenter au peuple des idées qui flattent ses bas instincts et qui sont susceptibles par cela même d’être bien accueillies. Mais à la longue les prophètes qui au fond d’eux-mêmes sont conscients de leur fausseté sont incapables de résister aux attaques d’hommes sincèrement convaincus. Rien ne saurait corrompre les idées. Ni l’argent, ni aucune autre récompense ne peuvent recruter des mercenaires capables de lutter contre elles.
La société humaine est une construction de l’esprit. La coopération sociale est tout d’abord pensée et seulement ensuite voulue et réalisée en fait. Ce ne sont pas les forces productives matérielles, ces entités nébuleuses et mystiques du matérialisme historique, ce sont les idées qui font l’histoire. Si l’on pouvait vaincre l’idée du socialisme et amener l’humanité à comprendre la nécessité de la propriété privée des moyens de production, le socialisme serait contraint de disparaître. Tout le problème est là.

La victoire de l’idée socialiste sur l’idée libérale n’a été rendue possible que par la substitution à la conception sociale, qui considère la fonction sociale de chaque institution et le fonctionnement de l’ensemble de l’organisme social, une conception asociale qui en envisage séparément les diverses parties.

Le socialisme voit des affamés, des chômeurs, des riches, exerce une critique fragmentaire ; le libéralisme ne perd jamais de vue l’ensemble et l’interdépendance des phénomènes. Il sait fort bien que la propriété des moyens de production n’est pas capable de transformer le monde en un paradis. Il s’est toujours borné à affirmer que la société socialiste est irréalisable et par conséquent moins apte que la société capitaliste à assurer à tous le bien-être.

Personne n’a plus mal compris le libéralisme que ceux qui se sont prétendus libéraux au cours des dernières années [2]. Ils se sont crus obligés de combattre les « excroissances » du capitalisme, adoptant ainsi la conception sans scrupules, la conception asociale qui est propre au socialisme. Une organisation ne comporte pas d' »excroissance » qu’on puisse supprimer à son gré. Si un phénomène est la conséquence du fonctionnement du système social reposant sur la propriété privée des moyens de production, aucune considération morale ou esthétique ne permet de le condamner. La spéculation qui est inséparable de l’activité économique même dans une société socialiste ne saurait être condamnée sous la forme propre qu’elle revêt dans la société capitaliste parce que le moraliste méconnaît sa fonction sociale. Les disciples du libéralisme n’ont pas été plus heureux dans leurs critiques du système socialiste que dans leur étude de la nature de l’ordre social capitaliste. Ils n’ont pas cessé de déclarer que le socialisme est un idéal noble et élevé vers lequel on devrait tendre s’il était réalisable ; malheureusement il n’en est pas ainsi parce qu’ils ne le sont pas en réalité. On ne voit pas comment on peut affirmer que le socialisme ait une supériorité quelconque sur le capitalisme, si l’on n’est pas capable de montrer qu’il fonctionnerait mieux que le capitalisme en tant que système social. On pourrait tout aussi bien affirmer qu’une machine construite sur le principe du mouvement perpétuel serait meilleure qu’une machine fonctionnant selon les lois de la mécanique mais que par malheur une telle machine ne saurait exister.

Si la conception du système socialiste renferme une erreur qui l’empêche de produire ce qu’il est censé devoir produire, il n’est pas possible de comparer le socialisme au système capitaliste qui, lui, a fait ses preuves ; on n’a pas le droit dès lors de le qualifier de plus noble, plus beau ou plus juste.

Le socialisme n’est d’ailleurs pas irréalisable seulement parce qu’il exige des hommes plus nobles et moins égoïstes. [Â…] il manque à la communauté socialiste ce qui est avant tout indispensable à tout système économique complexe qui ne vit pas au jour le jour mais qui travaille selon les procédés complexes de la technique moderne : à savoir : la possibilité de compter, c’est-à-dire de procéder rationnellement. Si cette vérité était connue de tous, les idées socialistes disparaîtraient de l’esprit de tous les hommes raisonnables.

Nous avons montré [Â…] la fausseté de l’opinion selon laquelle l’avènement du socialisme serait inéluctable parce que l’évolution de la société y conduirait nécessairement. Si le monde s’achemine vers le socialisme, c’est parce que l’immense majorité des hommes le veulent ; et ils le veulent parce qu’ils considèrent le socialisme comme une forme d’organisation sociale assurant un bien-être supérieur. Que cette opinion vienne à se modifier et c’en sera fait du socialisme. »

(Fin du texte de Mises écrit, je le répète, en 1938 dans son livre intitulé Le socialisme, étude économique et sociologique )[3]

 [1] Je ne saurais trop attirer l’attention du lecteur sur ce propos de Mises qui avait expliqué par la logique et cela, depuis sa création par la violence (en 1917), que l’URSS était vouée à l’échec et son échec serait d’autant plus coûteux pour les gens y vivant que tout serait fait par les « dirigeants » pour tenter d’y surseoir.
Il faut avoir étudié la science économique dans les ouvrages de Paul Samuelson, premier prix Nobel de la discipline, qui prévoyait et enseignait au début de la décennie 1950 que, dans les dix années à venir, l’URSS aurait rejoint et même dépassé les Etats-Unis, pour avoir été surpris par son implosion en 1990.
Il faut être menteur né ou adepte du « politiquement correct » qui, entre autres partages dignes de ce nom, procède à celui de l’inculture entre politiques, médiatiques et bénévoles, pour affirmer que personne n’avait prévu la disparition de l’URSS. Mises, Hayek en particulier l’avaient prévu !
Etant donné la transposition du modèle de l’URSS qu’elle concrétise, et pour les mêmes raisons, ne soyons pas surpris du devenir de l’organisation para-étatique de la sécurité sociale obligatoire en France.

[2] Et il en a toujours été ainsi jusqu’à aujourd’hui. Espérons que cela va changer.

[3] Pour la traduction du livre, merci encore à Hervé de Quengo : cf. Le socialisme, étude économique et sociologique