Voisinage dans un troupeau

Le bétail que nous sommes devenus a enfin son jour pour pousser à lÂ’unisson le cri bêlant du partage et de la solidarité. Un énième chapitre supplémentaire du «meilleur des mondes» d’Huxley s’écrit depuis 1999.
Il se nomme « Immeubles en fête ». Sympathique, comique ou carrément risible selon les points de vue, l’initiative de cet ancien directeur d’une PME d’informatique a bel et bien fait mouche. L’esprit moutonnier va désormais pouvoir se réaliser dans la production à grande échelle d’une convivialité à bon marché.

Cette nouvelle forme « conviviale » de citoyenneté rivalisera-t-elle avec sa version musicale (la-fête-de-la-musique) ? Les moyens mis en oeuvre, la contagion géographique espérée, l’accroissement de la masse populaire des participants, tout laisse à penser que le 25 mai sera bien le jour officiel de la « convivialité ». Le bétail que nous sommes devenus a enfin son jour pour pousser à l’unisson le cri bêlant du partage et de la solidarité.

Poursuivons un peu la lecture sur le site de la convivialité : « Bien plus qu’un simple marché économique, l’Europe est un rassemblement de peuples qui partage des valeurs communes d’ouverture, de convivialité et de solidarité ». Nous y voilà donc. Il fallait s’en douter l’opération n’est pas idéologiquement gratuite. Pour réussir à motiver la masse informe des individus trop habitués à vaquer égoïstement à leurs affaires privées, mais aussi pour exciter les médias, rien de mieux que de donner à ce rendez-vous tribal une plus-value sentimentale et politique.

Il ne suffit pas que les voisins communient un jour dans l’année, il faut encore donner à l’événement un sens qui transcende l’intérêt trop immédiat, trop concret dont se contenterait peut-être trop facilement l’apprenti citoyen. Ce sens transcendant, vous l’aurez deviné, c’est la Solidarité abstraite, la nouvelle Foi au nom de laquelle on pille les uns pour faire semblant de donner aux autres. Et quand je dis « on » il faut entendre les politiciens, les hommes de pouvoir, les élus du peuple.

Il aurait été étonnant, en effet, que les politiciens ne profitent pas de lÂ’aubaine pour redorer leur blason en caressant les bons sentiments dans le sens électoralement utile. Ainsi « en 2001, 70 villes et 20 organismes HLM contribuent au succès grandissant de cet événement, permettant ainsi à plus dÂ’un millions de personnes de prendre part à l’opération « Immeubles en fête ». L’Association des Maires de France, l’Association des Maires de grandes villes de France et l’Union nationale HLM s’impliquent fortement.En 2002, la dynamique sÂ’amplifie encore : 126 municipalités et des offices Hlm sont partenaires. Pour cette 3e édition nationale, plus de deux millions d’habitants se sont mobilisés dans toute la France. LÂ’objectif de cette 5e édition, relayée par 200 mairies et organismes HLM partenaires, est de rassembler 3 millions de participants en France et 500 000 en Europe. »

La nouvelle Foi nÂ’est pas sans coût. Les politiciens investissent dans la Solidarité abstraite mais dépensent lÂ’argent des contribuables et particulièrement celui de ceux qui se fichent éperdument de ces messes solidaires. Le marché politique est aussi le lieu d’une économie de lÂ’offre. Les politiciens ou leurs complices –les associations subventionnées, et à coup sûr celle-ci lÂ’est aussi- mettent sur le marché un nouveau produit qui crée sa propre demande. Il suffit ensuite dÂ’avoir le sens du rituel (à telle heure, tel jour, tous les ans) et la complicité des médias -ils y trouvent leur compte- pour garantir le succès du produit. Ainsi se propage la légende de lÂ’utilité des politiciens. Ils ne feraient que répondre à « une demande sociale » préexistante.

En conclusion, inutile de vous dire que je boycotterai cette communion du 25 mai, non pas parce que je n’aime pas mes voisins, mais au contraire parce que « le sentiment de l’humanité ne m’a pas encore abandonné » comme le disait Kant demeurant debout, quoique mourant, jusqu’à ce que son visiteur se fût assis. Or l’humanité ne gagne rien à devenir un troupeau, ce qu’elle devient immanquablement en se prêtant à cette comédie risible.

« avoir le sens de l’humanité » aujourd’hui c’est incontestablement préserver le sens de son individualité face au groupisme aliénant.