Le baccalauréat

A un moment où des élèves « ont peur » de ce qu’ils dénomment la suppression du baccalauréat, remettons ce dernier en perspective à la lumière d’un écrit de Frédéric Bastiat de la fin de la décennie 1840 – qui, vous le remarquerez, est d’un style qui n’est pas sans annoncer celui, tant vanté… d’un certain écrit d’Emile Zola -:

« Oui, j’accuse le Baccalauréat de préparer, comme à plaisir, toute la jeunesse française aux utopies socialistes, aux expérimentations sociales.
Et c’est là sans doute la raison d’un phénomène fort étrange, je veux parler de l’impuissance que manifestent à réfuter le socialisme ceux-là mêmes qui s’en croient menacés.
Hommes de la bourgeoisie, propriétaires, capitalistes, les systèmes de Saint-Simon, de Fourier, de Louis Blanc, de Leroux, de Proudhon ne sont, après tout, que des doctrines. Elles sont fausses, dites-vous. Pourquoi ne les réfutez-vous pas?
Parce que vous avez bu à la même coupe: parce que la fréquentation des anciens, parce que votre engouement de convention pour tout ce qui est Grec ou Romain vous ont inoculé le socialisme. »

En définitive, avec ce texte, Frédéric Bastiat prédisait avec exactitude l’avenir de France. Dans ce domaine de l’enseignement comme dans celui de la protection sociale, il a été clairvoyant.

En voici quelques morceaux choisis …
« L’État, ou pour mieux dire le parti, la faction, la secte, l’homme qui s’empare momentanément, et même très légalement, de l’influence gouvernementale, peut donner à l’enseignement la direction qui lui plaît, et façonner à son gré toutes les intelligences par le seul mécanisme des grades.
Donnez à un homme la collation des grades, et, tout en vous laissant libres d’enseigner, l’enseignement sera, de fait, dans la servitude. […]
Moi, père de famille, et le professeur avec lequel je me concerte pour l’éducation de mon fils, nous pouvons croire que la véritable instruction consiste à savoir ce que les choses sont et ce qu’elles produisent, tant dans l’ordre physique que dans l’ordre moral. Nous pouvons penser que celui-là est le mieux instruit qui se fait l’idée la plus exacte des phénomènes et sait le mieux l’enchaînement des effets aux causes. Nous voudrions baser l’enseignement sur cette donnée. — Mais l’État a une autre idée. Il pense qu’être savant c’est être en mesure de scander les vers de Plaute, et de citer, sur le feu et sur l’air, les opinions de Thalès et de Pythagore.
Or que fait l’État? Il nous dit:
Enseignez ce que vous voudrez à votre élève; mais quand il aura vingt ans, je le ferai interroger sur les opinions de Pythagore et de Thalès, je lui ferai scander les vers de Plaute, et, s’il n’est assez fort en ces matières pour me prouver qu’il y a consacré toute sa jeunesse, il ne pourra être ni médecin, ni avocat, ni magistrat, ni consul, ni diplomate, ni professeur.
Dès lors je suis bien forcé de me soumettre, car je ne prendrai pas sur moi la responsabilité de fermer à mon fils tant de si belles carrières. Vous aurez beau me dire que je suis libre; j’affirme que je ne le suis pas, puisque vous me réduisez à faire de mon fils, du moins à mon point de vue, un pédant, — peut être un affreux petit rhéteur, — et à coup sûr un turbulent factieux.
Car si encore les connaissances exigées par le Baccalauréat avaient quelques rapports avec les besoins et les intérêts de notre époque! si du moins elles n’étaient qu’inutiles! mais elles sont déplorablement funestes. Fausser l’esprit humain, c’est le problème que semblent s’être posé et qu’ont résolu les corps auxquels a été livré le monopole de l’enseignement. C’est ce que je vais essayer de démontrer.[…]

J’affirme ceci:
Les doctrines subversives auxquelles on a donné le nom de socialisme ou communisme sont le fruit de l’enseignement classique, qu’il soit distribué par le Clergé ou par l’Université. J’ajoute que le Baccalauréat imposera de force l’enseignement classique même à ces écoles prétendues libres qui doivent, dit-on, surgir de la loi. C’est pour cela que je demande la suppression des grades.[…]

Objectera-t-on que le Socialisme a envahi les classes qui n’aspirent pas au Baccalauréat?
Je répondrai avec M. Thiers:
« L’enseignement secondaire apprend aux enfants des classes aisées les langues anciennes….. Ce ne sont pas seulement des mots qu’on apprend aux enfants en leur apprenant le grec et le latin, ce sont de nobles et sublimes choses (la spoliation, la guerre et l’esclavage), c’est l’histoire de l’humanité sous des images simples, grandes, ineffaçables….. L’instruction secondaire forme ce qu’on appelle les classes éclairées d’une nation. Or, si les classes éclairées ne sont pas la nation tout entière, elles la caractérisent. Leurs vices, leurs qualités, leurs penchants bons et mauvais sont bientôt ceux de la nation tout entière, elles font le peuple lui-même par la contagion de leurs idées et de leurs sentiments. » (Très bien.)
Rien n’est plus vrai, et rien n’explique mieux les déviations funestes et factices de nos révolutions.
« L’antiquité, ajoutait M. Thiers, osons le dire à un siècle orgueilleux de lui-même, l’antiquité est ce qu’il y a de plus beau au monde. Laissons, Messieurs, laissons l’enfance dans l’antiquité, comme dans un asile calme, paisible et sain, destiné à la conserver fraîche et pure. »
Le calme de Rome! la paix de Rome! la pureté de Rome! oh! si la longue expérience et le remarquable bon sens de M. Thiers n’ont pu le préserver d’un engouement si étrange, comment voulez-vous que notre ardente jeunesse s’en défende?
Ces jours-ci l’Assemblée nationale a assisté à un dialogue comique, digne assurément du pinceau de Molière.
M. Thiers, s’adressant du haut de la tribune, et sans rire, à M. Barthélemy Saint-Hilaire: « Vous avez tort, non pas sous le rapport de l’art, mais sous le rapport moral, de préférer pour des Français surtout, qui sont une nation latine, les lettres grecques aux latines. »
M. Barthélemy Saint-Hilaire, aussi sans rire: « Et Platon! »
M. Thiers, toujours sans rire: « On a bien fait, on fait bien de soigner les études grecques et latines. Je préfère les latines dans un but moral. Mais on a voulu que ces pauvres jeunes gens sussent en même temps l’allemand, l’anglais, les sciences exactes, les sciences physiques, l’histoire, etc. »
Savoir ce qui est, voilà le mal. S’imprégner des mÂœurs romaines, voilà la moralité
[…]

Je vous fais grâce de Morelly, Brissot, Raynal, justifiant, que dis-je? exaltant à l’envi la guerre, l’esclavage, l’imposture sacerdotale, la communauté des biens, l’oisiveté. Qui pourrait se méprendre sur la source impure de pareilles doctrines? Cette source, j’ai pourtant besoin de la nommer encore, c’est l’éducation classique telle qu’elle nous est imposée à tous par le Baccalauréat. […]

Ceci m’entraîne à dire quelque chose d’un mot qui a été souvent prononcé dans ce débat: c’est le mot unité; car beaucoup de personnes voient dans le Baccalauréat le moyen d’imprimer à toutes les intelligences une direction, sinon raisonnable et utile, du moins uniforme, et bonne en cela. […]

La première Unité a pour principe le mépris de l’espèce humaine, et pour instrument le despotisme.
Robespierre était Unitaire quand il disait:
« J’ai fait la république; je vais me mettre à faire des républicains. »
Napoléon était Unitaire quand il disait:
« J’aime la guerre, et je ferai de tous les Français des guerriers. »
Frayssinous était Unitaire quand il disait:
« J’ai une foi, et par l’éducation je plierai à cette foi toutes les consciences. »
Procuste était Unitaire quand il disait:
« Voilà un lit: je raccourcirai ou j’allongerai quiconque en dépassera ou n’en atteindra pas les dimensions. »
Le Baccalauréat est Unitaire quand il dit:
« La vie sociale sera interdite à quiconque ne subit pas mon programme. »
Et qu’on n’allègue pas que le conseil supérieur pourra tous les ans changer ce programme; car, certes, on ne pourrait imaginer une circonstance plus aggravante. Quoi donc! la nation tout entière serait assimilée à l’argile que le potier brise quand il n’est pas satisfait de la forme qu’il lui a donnée? […]

Aujourd’hui, dans quel objet précis et bien déterminé frapperait-on tous les citoyens, comme une monnaie, à la même effigie?
Est-ce parce qu’ils se destinent tous à des carrières diverses?
Sur quoi se fonderait-on pour les jeter dans le même moule?
… et qui tiendra le moule? Question terrible, qui devrait nous faire réfléchir.

Qui tiendra le moule? S’il y a un moule (et le Baccalauréat en est un), chacun en voudra tenir le manche, M. Thiers, M. Parisis, M. Barthélemy Saint-Hilaire, moi, les rouges, les blancs, les bleus, les noirs. Il faudra donc se battre pour vider cette question préalable, qui renaîtra sans cesse.
N’est-il pas plus simple de briser ce moule fatal, et de proclamer loyalement la Liberté? […] »

Question : qui tient le moule fatal aujourd’hui, en 2005 ?
Réponse : les socialo-communistes ! Et cela depuis un certain temps…certain.

Question 2 : qui le brisera ?
Réponse : les paris sont ouverts.

Frédéric Bastiat, « Baccalauréat et Socialisme », ÂŒuvres complètes, tome IV : Sophismes économiques, petits pamphlets I, Paris : Guillaumin, 2ème éd. 1863.
Site internet : bastiat.org

Frédéric Bastiat, alors député des Landes, aurait aimé s’exprimer à l’occasion des débats sur la liberté de l’enseignement, débats qui devaient aboutir au vote de la loi Falloux du 15 mars 1850 ! Mais il en fut empêché par la tuberculose et le fit par écrit. Il mourut en décembre 1850.