Réduire l’Etat

« J’ai parfois le sentiment, � considérer ce pays, de vivre dans un système de type soviétique dont les éléments se renforcent les uns et les autres pour bloquer toute réforme. Les citoyens, au niveau local ou national, élisent des représentants pour cinq ans ou six ans, des représentants qui prendront un grand nombre de décisions engageant l’avenir de notre pays. Quel contrôle ultime s’exerce sur ces représentants ? Le contrôle représenté par l’élection demeure largement illusoire. »

Pascal Salin
La pertinence et l’importance des propos de Pascal Salin se suffisent � elles-mêmes. Je n’y ajoute aucun commentaire et dépose cet entretien qui restera dans les archives de la PL. (M.G.)

Les réflexions d’un haut fonctionnaire et d’un économiste de sensibilité libérale sur les blocages de l’administration
Raymond-François Le Bris – Pascal Salin : «Réformer ou réduire l’Etat ?»
Chômage, exclusion, inadéquation du système éducatif, déséquilibre du territoire, autant de raisons pour la France d’engager une réforme de son Etat. Dans un livre d’entretiens (1) conduit par Michel Schifres, vice-président du comité éditorial du Figaro, auteur d’un essai remarqué sur l’énarchie (2), Raymond-François Le Bris, professeur de droit, préfet honoraire et ancien directeur de l’Ecole nationale d’administration, explore des pistes pour une réforme. Il en débat, pour Le Figaro, avec l’économiste libéral Pascal Salin, professeur � l’université Paris-Dauphine et auteur d’une oeuvre inspirée par le «libertarianisme» de Bastiat et de Hayek (3).
Propos recueillis par Frédéric Fritscher, Marie-Laure Germon et Alexis Lacroix
[30 mai 2005]

LE FIGARO. – Pourquoi apparaît-il si difficile de réformer la fonction publique en France ?

Raymond-François LE BRIS. – La difficulté de mettre en oeuvre des réformes en France n’affecte pas seulement la fonction publique. Il suffit, pour s’en rendre compte, de considérer le champ des réformes auxquelles nos compatriotes sont assez spontanément rétifs : celui-ci dépasse le cadre de la fonction publique. Le droit du travail et les matières économiques sont autant de domaines où la réforme s’impose, ce qui n’empêche pas la plupart des Français de s’y montrer a priori opposés. Dans le même temps, les Français comprennent aujourd’hui qu’une nouvelle démarche dans le champ des compétences de l’Etat et dans la manière d’exercer celles-ci s’impose. Tout émotive qu’elle soit, et parfois par trop rivée au hic et nunc et � l’instantanéité, notre société est, en effet, capable de comprendre le sens et la nécessité d’une réforme. Mais il faut qu’au préalable nos concitoyens aient été informés et sensibilisés � sa nécessité : chacun perçoit bien, en effet, que, si l’on n’entreprend pas des réformes d’Etat, nous ne pourrons pas faire face � toutes les échéances financières de notre pays. Les mentalités des Français ont, sur ce point, considérablement évolué, comme l’attestent toutes les études de Sociovision Cofremca que je cite dans mon livre sur L’Etat, quand même (1). Il faut donc savoir capter leurs attentes. La volonté de réforme politique, qui a longtemps fait défaut, s’affirme aujourd’hui nettement. Il reste – et c’est le plus difficile – � la soutenir efficacement.

Pascal SALIN. – Je ne pense pas que le problème de la réforme soit lié � celui des mentalités qui reflètent en grande partie l’environnement institutionnel. Si l’on a du mal � réformer l’Etat, c’est parce qu’il est dans sa nature de n’être point réformé ! De surcroît, celui-ci repose sur un principe de comportement qui valorise non l’échange volontaire, mais la contrainte et la volonté discrétionnaire. Dans son essence, l’Etat comporte une structure porteuse de rigidités. Il est donc hautement illusoire de s’imaginer qu’on le réformera. Il se régénère spontanément en l’absence de tout contre-pouvoir. Or, le seul contre-pouvoir efficace est celui de la concurrence, celui qui manque précisément � l’Etat. Par définition, l’Etat est monopolistique. L’enjeu n’est donc pas tant de réformer l’Etat que de le diminuer. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de mener une réflexion sur un Etat idéal et rêvé, je préfère me pencher sur les hommes de chair et de sang qui le composent effectivement. Leurs comportements, leurs motivations et leurs mentalités sont déterminés par les conditions institutionnelles dans lesquelles ils se trouvent. Dans une situation de monopole, les incitations � une modification des comportements sont quasi inexistantes.

R.-F. L. B. – Parmi les facteurs qui contribuent � l’attractivité d’un pays, l’existence d’une bonne administration, active, moderne et efficace, est essentielle. Une administration qui sait compter représente un élément d’attractivité important pour un investisseur. L’absence de précision dans les comptes ou de gestion avisée de la dépense est, en revanche, fortement pénalisante. La concurrence dans la sphère publique existe désormais au plan international. C’est une nouveauté. Il faut s’en réjouir.

P. S. – En Europe, les conditions d’une authentique concurrence entre Etats sont pour la première fois réunies. Or l’Etat, en particulier en France, s’évertue � empêcher l’installation de cette concurrence. L’intégration européenne est dominée par l’impératif de l’harmonisation, preuve que les politiques européennes demeurent secrètement hantées par le rêve constructiviste d’un façonnement volontariste de la société. La logique qui guide une grande partie des Européens, c’est celle qui consiste � évacuer les risques liés � la concurrence en créant un monopole européen � l’image du monopole français. C’est en particulier dans cette dimension européenne que la réforme montre toutes ses difficultés. Cependant, même si les dirigeants de l’Etat admettent parfois que nos voisins européens sont plus attractifs que la France, ils se résignent facilement � voir les Français, las de l’alourdissement des charges fiscales et réglementaires, quitter notre pays. Cette résignation a un prix : chaque année, les meilleurs de nos étudiants s’exilent, faute d’un jeu efficace et prometteur de la concurrence. Cependant, un libéral conséquent n’est pas seulement favorable � la concurrence, il est avant tout un défenseur du droit de propriété. La concurrence ne prend son sens qu’entre des personnes qui sont propriétaires, donc responsables. C’est pourquoi la concurrence entre des Etats – dont l’existence repose sur la négation du droit de propriété – n’est pas suffisante. Mais il n’en reste pas moins que la concurrence fiscale est préférable � l’harmonisation fiscale.

R.-F. L. B. – Je me différencie profondément de vous sur ce point. La volonté que vous exprimez de projeter totalement dans la sphère étatique l’ensemble des règles qui assurent le fonctionnement des entreprises et des sociétés privées ne me paraît pas réaliste. Certaines missions de l’Etat, parce qu’elles sont au coeur de la cohésion sociale et qu’elles constituent ses prérogatives régaliennes – la justice, la sécurité, par exemple – ne peuvent pas être soumises au régime de concurrence désentravée que vous appelez de vos voeux. Par ailleurs, même si la monnaie relève désormais de la compétence européenne, tout comme demain la politique extérieure et de sécurité commune, de nouvelles attentes vis-� -vis de l’Etat en France se font jour auxquelles il convient de répondre.

Lesquelles, en l’occurrence ?

R.-F. L. B. – En matière d’environnement, de santé publique et de sécurité sanitaire, notamment. Le consommateur réclame d’avoir la certitude que les aliments ou que les médicaments qu’il consomme ne sont pas nocifs. Un pouvoir d’Etat, non compromis avec des intérêts privés, peut fournir aux citoyens ce type de garanties. Mais ce n’est pas parce que l’Etat est ainsi appelé � exercer de nouvelles compétences qu’il n’a pas pour autant � corriger l’un de ses plus grands défauts : l’inaptitude � savoir bien compter. Quel préfet a une idée exacte de ce que représente l’ensemble des dépenses de salaires versées aux agents des administrations publiques de l’Etat dans le département ou la région où il est en poste ? S’agissant des ambassadeurs, aucun d’entre eux ne dispose, � ce jour, des moyens de chiffrer dans un pays donné la dépense annuelle cumulée des services de l’Etat. Ce n’est pas qu’ils n’en ont pas le désir. Mais les moyens de pouvoir ainsi comptabiliser l’ensemble de la dépense publique ne leur sont pas donnés. La Lolf (la loi organique pour les lois de finances du 1er août 2001) qui entrera en application effective le 1er janvier 2006 va heureusement influer sur le comportement des agents publics et des hauts fonctionnaires ainsi que sur les attentes des citoyens. Elle prévoit que les budgets seront votés par missions, elles-mêmes déclinées en programmes et en actions, et que les responsables de programmes devront rendre compte devant les commissions du Parlement du point de savoir si les objectifs fixés par la loi de finances, et qu’ils avaient la charge de mettre en oeuvre, ont été ou non remplis. La Lolf promeut une authentique modernisation. Je me rapproche donc de Pascal Salin sur ce point : il suffirait de disposer des coûts cumulés de l’ensemble des politiques publiques appliquées � un champ précis comme celui de l’insertion professionnelle, par exemple, pour s’apercevoir que la multiplicité des acteurs locaux, communes, départements, conseils régionaux, acteurs étatiques, établissements publics de l’Etat, rend nécessaires des économies drastiques de structures. Le souci constant dans notre pays de veiller � l’orthodoxie dans l’utilisation des moyens dissimule en réalité une absence complète de culture de l’évaluation. Pour que celle-ci puisse exister, encore faudrait-il que les hauts fonctionnaires chargés de mettre en oeuvre les politiques publiques reçoivent des missions claires. Au cours de trente années passées au service de l’Etat en tant que haut fonctionnaire de la République, je n’ai jamais reçu de lettres de mission de l’Etat. En conclusion sur ce point, je pense que l’Etat moderne devrait rester dans ses compétences strictes et veiller � les assumer selon des modes de gestion performants en laissant � l’initiative privée tout le champ qui doit être le sien.

P. S. – Vous mettez en exergue l’importance de savoir compter. Ce qui me paraît dramatique, c’est que nous en soyons encore � réclamer de l’Etat cet impératif de base. Une entreprise gérée par des gens qui ne savent pas compter serait condamnée � mettre la clé sous la porte ! Ce simple décalage entre ce qu’on exige d’une entreprise et ce qu’on n’ose pas exiger de l’Etat fournit, � mon sens, une preuve éclatante du fait que sa capacité � se réformer est limitée. Certes, l’Etat fourmille d’hommes et de femmes de bonne volonté, mais le contexte institutionnel a de quoi les décourager, car il récompense quasi systématiquement ceux qui tentent de s’accommoder des pesanteurs et de l’inertie acquise. Un des exemples les plus évidents de cette rigidité et de cette irresponsabilité est celui de l’Université, où rien ne semble pouvoir bouger. D’où cette succession de microréformes sectorielles qui laissent, au fond, les mains libres au Léviathan !

Voyez-vous d’autres domaines où s’exerce cette inertie ?

P. S. – Tous les domaines de l’action publique ! Pour prendre un seul exemple, dans son livre édifiant, Les Danseuses de la République, Christian Gérondeau montre qu’il reviendrait moins cher d’offrir une voiture particulière � chacun des passagers de certains trains express régionaux plutôt que de maintenir en vie des lignes coûteuses sous la pression de syndicats qui défendent essentiellement des intérêts privés ! De ce point de vue-l� , parler de service public est erroné et mystificateur. Nous avons davantage affaire � un enchevêtrement d’intérêts privés qui se soutiennent mutuellement en utilisant la contrainte légale. La réforme de l’Etat est un slogan sympathique, mais seule sa réduction, drastique et volontariste, peut donner des résultats durables.

Si la volonté politique de réformer l’Etat ne peut pas aboutir, pourquoi la volonté politique de réduire la taille de l’Etat aboutirait-elle ?

P. S. – La volonté politique de réduire la taille de l’Etat peut exister. Le XXe siècle abonde en exemples éloquents – ceux de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan, par exemple – d’autant plus admirables que, dans tous les pays, le phénomène étatique est extrêmement difficile � mettre en question.

R.-F. L. B. – La France fait exception. Jamais la volonté d’y réduire la taille de l’Etat, ni d’en moderniser la gestion, s’agissant notamment de celle qui concerne les ressources humaines, ne s’est très activement manifestée dans le passé.

P. S. – Certes, mais dans bien d’autres pays – la Nouvelle-Zélande, l’Australie ou l’Estonie – cette volonté s’est fait jour. L’exemple de l’Estonie est instructif. Le premier ministre, historien de formation, n’était pas versé en économie. Mais il avait pour livre de chevet Free to Choose de Milton Friedman. Il s’en est inspiré pour conduire ses réformes. Dans un pays en transition démocratique, plus exempt de rigidités que les pays de la Vieille Europe, ces réformes pouvaient certes être conduites avec davantage de facilité. Mais l’exemple estonien a un mérite : il atteste que la réduction rapide de la place de l’Etat est possible.

R.-F. L. B. – Si la réforme de l’Etat apparaît aujourd’hui � tous comme une nécessité impérieuse en France, c’est notamment � la suite du choc provoqué par le 21 avril 2002, que j’évoque largement dans L’Etat quand même. La qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle a révélé qu’une fraction importante de la population française était dans un état de contestation civique avancée. Et cette découverte a causé un sursaut. Depuis lors, la volonté politique de réformer l’Etat me paraît se manifester avec toujours plus d’évidence.

Plus qu’un Etat modeste, ne faudrait-il pas plutôt un Etat � sa juste place ?

R.-F. L. B. – L’Etat n’a pas de légitimité pour intervenir partout, y compris dans les domaines où il intervient aujourd’hui. L’Etat ne me semble pas légitime pour intervenir dans des champs qui relèvent de l’initiative privée. En outre, certains modes de gestion devraient être modifiés. Ils commencent d’ailleurs de l’être � l’initiative du ministre de la Fonction publique, Renaud Dutreil. Cela est très important car la gestion des grands ensembles de personnes que constituent les effectifs de la fonction publique d’Etat (la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière étant elles-mêmes � part) connaît, encore � ce jour, de très graves insuffisances. Une occasion historique unique de traiter ce problème se présente, en raison du départ imminent � la retraite de dizaines de milliers d’agents publics (le pic devant être atteint en 2008 avec le départ � la retraite de près de 70 000 agents de l’Etat). Une réflexion doit donc être conduite sur l’opportunité ou non de les remplacer totalement. Lorsque ce remplacement s’avère nécessaire, il faut voir s’il convient de le faire � âge et � expérience identiques. Ce qui me frappe beaucoup dans toutes les procédures de gestion des effectifs de la fonction publique d’Etat ou des fonctions publiques en général dans le passé, c’est la dictature du concours de recrutement. Ainsi, quand des populations entières de fonctionnaires s’en vont � la retraite, on recrute automatiquement, pendant quelque cinq ou six années, des générations entières de jeunes gens et de jeunes filles appelés � rester durant toute leur vie actives au sein de la fonction publique, rendant, de ce fait, extrêmement difficile la gestion d’une fonction elle-même répartie en neuf cents corps actifs. La loi votée le 6 avril par l’Assemblée nationale traduit en droit français une directive européenne d’après laquelle, au-del� de deux contrats � durée déterminée, on sera contraint de passer � un contrat � durée indéterminée susceptible de n’être rompu que pour une cause réelle et sérieuse comme en droit privé. Il s’agit d’un grand progrès. Il faut par ailleurs promouvoir, au sein de la fonction publique, tous les aménagements qui peuvent permettre davantage de flexibilité dans la gestion des effectifs ; une plus grande diversité des modes de recrutement et une meilleure valorisation de l’expérience, jusqu’ici entravée par la «tyrannie du diplôme initial», comme je l’écris dans mon livre, constituent autant de facteurs � prendre en compte dans la politique de gestion des ressources humaines. D’où l’urgence � diversifier les modes et les âges de recrutement. C’est l� un élément central de la réforme de la fonction publique en France. Par ailleurs, la décentralisation s’est réalisée jusqu’� ce jour sans véritable contrôle citoyen. En quoi, par exemple, le concept d’administration de proximité est-il davantage développé par les collectivités territoriales ? La transparence des coûts et la responsabilisation des décideurs administratifs, appelés � rendre des comptes aux citoyens, devraient nous permettre d’obtenir une administration moderne, � la fois moins coûteuse et d’une plus grande efficacité.

P. S. – A mon sens, la seule voie possible, c’est la politique de choc consistant � réduire l’Etat. Par contre, une politique graduelle a toutes les chances d’échouer car elle laisse du temps aux opposants de la réforme pour s’organiser, les enjeux en termes d’intérêts et d’avantages acquis étant importants.

R.-F. L. B. – Il y a un point sur lequel la mise en place de mesures symboliques est nécessaire. S’agissant, par exemple, du service public minimum, je suis partisan d’une loi qui en fixe la règle. Elle produirait certainement, pour le coup, un choc. Je le crois, sur ce point, nécessaire.

P. S. – La contrepartie du monopole devrait être l’absence du droit de grève, dans la mesure où le monopole repose sur l’idée que le service public est indispensable � la vie de la société. Admettre une interruption – même temporaire – du service public est donc une contradiction dans les termes. L’appartenance � un secteur qui vous garantit un certain nombre d’avantages devrait s’accompagner d’un renoncement au droit de grève, même si ce dernier fait l’objet d’un tabou, � mon sens infondé. La grève sert en fait non pas � défendre un prétendu service public, mais � favoriser l’extension indéfinie de la sphère étatique.

R.-F. L. B. – L’indépendance vis-� -vis du pouvoir et des pressions financières constitue la condition essentielle du maintien d’une fonction publique de qualité dans une République comme la France.

P. S. – C’est bien le contraire qui se passe, car les agents du «service public» dépendent totalement des relations de pouvoir au sein de l’Etat ! Ce qui me préoccupe, c’est l’aspect monopolistique et monolithique de l’Etat. Etre absent de ses canaux de pouvoir équivaut alors � une marginalisation définitive. Nos universités, marquées par un monolithisme intellectuel caricatural, sont le miroir grossissant de ces tendances.

Certes, mais «l’illibéralisme» français excède très largement la question du volume de l’Etat…

P. S. – Un de mes sujets d’étonnement, c’est la propension de nombreux compatriotes � s’en remettre � l’autorité publique pour le moindre problème. Le libéralisme devrait être naturel ! En effet, les hommes de l’Etat sont irresponsables juridiquement, et non pas moralement, dans la mesure où ils ne supportent pas eux-mêmes les conséquences de leurs actes, toujours en raison du monopole de l’Etat. Dans la mesure où l’on interdit � des entrepreneurs d’entrer dans les activités qui sont censées être étatiques, le contrôle essentiel – et responsabilisant – de la concurrence est absent. Cela me paraît d’autant plus grave que l’Etat bénéficie d’un monopole dans des activités décisives pour les individus, par exemple la santé, l’éducation ou le logement. Le monopole étatique y est particulièrement nuisible.

R.-F. L. B. – Il n’y a pas de monopole en matière de santé !

P. S. – L’obligation de s’assurer socialement via la Sécurité sociale relève d’une démarche de monopole total !

R.-F. L. B. – De l’ensemble des champs d’obligation qui sont ceux de l’Etat en France, celui relatif � l’éducation est, � mes yeux, essentiel. Parmi 780 000 ou 800 000 jeunes d’une même classe d’âge, l’âge moyen de départ du système éducatif est de 21 ans, mais l’échelonnement des âges de sortie est très différencié entre ceux qui quittent le système précocement � 16 ans ou tardivement � 27 ans. Face � de telles disparités, il faut imaginer des facteurs d’ajustement que je développe dans mon livre sous la forme d’une reconnaissance d’un droit aujourd’hui peu reconnu dans la société française : c’est ce que j’appelle le «droit � la deuxième chance». On peut également concevoir que des initiatives privées puissent être prises, quitte � ouvrir nos universités � des modèles différents, inspirés notamment des expériences britannique ou américaine.

P. S. – Je voudrais revenir de manière un peu plus générale au problème des services publics. Lorsqu’on analyse ces questions, on se rend compte que, dans tous les domaines, on peut trouver de bonnes raisons pour introduire de la concurrence, de telle sorte que la notion de «service public» est une pure fiction. Prenez la sécurité alimentaire. On considère spontanément que l’Etat doit protéger les citoyens contre les risques. Mais, si l’Etat s’en abstenait totalement, des labels qualitatifs apparaîtraient et des sociétés se chargeraient d’attribuer des notations. Le seul système capable d’être évolutif serait un système autorégulé de ce type.

Que faudrait-il dire aux Français pour que le besoin d’émancipation prévale sur celui de protection ?

P. S. – Il faudrait qu’ils comprennent qu’il est illusoire d’attendre une protection efficace d’une institution – l’Etat – qui est par nature irresponsable. Dans un monde de propriété privée et de concurrence, c’est l’intérêt des producteurs de proposer des produits qui soient le moins dangereux possible pour les acheteurs. Lorsqu’on les laisse libres d’agir, les hommes sont capables de miracles d’imagination pour trouver les meilleurs moyens de protéger, de sécuriser, d’assurer. La prise en main de ces activités par l’Etat – sous l’apparence trompeuse de la gratuité – tue tous ces trésors d’imagination.

Ce qui revient, en réalité, � faire concurrence � l’Etat ?

R.-F. L. B. – Je ne le crois pas. La diversité des sources d’information, comme le suggère Pascal Salin, et la transparence des coûts que je préconise me paraissent indispensables. Il ne s’agit pas ici d’un problème de concurrence par rapport aux missions de l’Etat.

Entre-temps, le privé finit par être contaminé par la frilosité qui règne dans le public…

P. S. – Une fois de plus, les institutions déterminent les comportements : les entrepreneurs sont incités � penser qu’il est souvent préférable d’obtenir des privilèges tactiques plutôt que de faire des efforts productifs. J’ai parfois le sentiment, � considérer ce pays, de vivre dans un système de type soviétique dont les éléments se renforcent les uns et les autres pour bloquer toute réforme. Les citoyens, au niveau local ou national, élisent des représentants pour cinq ans ou six ans, des représentants qui prendront un grand nombre de décisions engageant l’avenir de notre pays. Quel contrôle ultime s’exerce sur ces représentants ? Le contrôle représenté par l’élection demeure largement illusoire.

(1) L’Etat quand même, éditions Odile Jacob.

(2) L’Enaklatura, Lattès.

(3) Libéralisme, Odile Jacob, La Concurrence, PUF, «Que sais-je ?».