L’enrayeur enrayé

Le contrat est un instrument juridique efficace. Le contrat de travail a été un instrument juridique efficace jusqu’au jour où il a été enrayé par le grand enrayeur qu’est le législateur aux ordres, dans la Vè République, de l’hyper enrayeur, à savoir le gouvernement.

Mais aujourd’hui, l’enrayeur s’est enrayé.

Faut-il le rappeler ? Le contrat est un instrument juridique, défini par le Code Civil (art. 1101 et suivants), qui permet aux gens de passer entre eux des conventions et ainsi de conforter et pérenniser un état de paix, de non conflit. En particulier, il tient lieu de loi aux parties contractantes sous réserve des lois votées par le législateur – cette réserve est pour le moins regrettable -.

Le contrat de travail, pour sa part, est un instrument juridique qui a procédé du contrat de louage d’ouvrage (art. 1780 du C.C.) jusqu’au jour où le législateur l’a assujetti au Code du Travail qui a fourni sa réglementation. Il donne lieu à une rémunération, à un salaire versé par une partie à l’autre, dans une mesure plus ou moins réglementée par le législateur, à commencer par le salaire minimum interindustriel de croissance – SMIC -.
D’un point de vue strictement économique, le contrat de travail réglementé est le noyau du marché du travail réglementé de France, un marché enrayé par le grand enrayeur (à propos du « corps des enrayeurs », on pourra se reporter à Bastiat).
Néanmoins, il n’existe pas aujourd’hui, en France, un contrat de travail réglementé type. Il existe des types de contrat qui segmentent le marché du travail réglementé, bref un éventail de réglementations que le législateur essaie de diversifier ces dernières années.

Grande segmentation à souligner: le contrat à temps complet et le contrat à temps partiel.
C’est ainsi que le CPE (« contrat première embauche ») est un nouveau type de contrat de travail réglementé à temps complet.
En tant que tel (cf. LE CPE), on rappellera que

il est comparable par exemple au contrat dit à durée indéterminée (CDI) et au contrat dit à durée déterminée (CDD).
Grande différence avec le CDI qui suscite le tollé: il comporte pour l’employé une période d’essai d’une durée maximum de deux ans et il donne à l’employeur la capacité juridique de licencier sans préciser le motif dans la période..
Il est à souligner que ces 24 mois sont calculés en prenant en compte les stages, CDD ou périodes d’intérim que le salarié a déjà pu faire dans l’entreprise. A l’expiration du délai de 24 mois ainsi calculé, le CPE est automatiquement transformé en CDI.
Très précisément :
* A la différence de la période d’essai d’un CDI (qui inclut une fin du contrat sans préavis), le licenciement ouvre droit à un préavis de deux semaines pendant les six premiers mois et d’un mois ensuite (si le salarié a travaillé en stage ou en CDD dans la même entreprise, la durée du ou des stages, du ou des CDD entre en compte),
* à la différence d’un CDI (où l’employeur n’indemnise pas le salarié s’il le licencie pendant la période d’essai, ni après cette période, sauf après 24 mois d’activité dans l’entreprise), le salarié a droit dès le début à une indemnité de licenciement égale à 8% des salaires bruts perçus depuis le début du contrat (périodes des stages ou CDD qui l’ont précédé incluses) ; l’employeur doit aussi verser 2% des salaires versés aux organismes de sécurité sociale.
* A la différence d’un CDI, le salarié en CPE a droit à une formation dès son premier mois d’embauche (et non pas plus tard comme dans les CDI).
* Toutes les protections que le Code du travail donne aux femmes enceintes, aux délégués syndicaux et autres catégories protégées s’appliquent aux salariés en CPE.
* A la différence des CDD et CDI, le salarié en CPE licencié a droit à des indemnités de chômage après quatre mois de travail.

Selon le gouvernement et le législateur qui lui est inféodé, le CPE doit avoir pour effet de réduire le « chômage des jeunes » qui, pour certaines « catégories de jeunes » et selon les statistiques officielles, est supérieur à 20% (plus du double du taux de chômage global en France).
Selon les opposants reconnus par les média – les faméliques « anti CPE » -, le CPE est une « régression sociale », il « instaure la précarité » du fait de la capacité juridique de licencier sans explication pendant les vingt-quatre premiers mois donnée à l’employeur.
Pour l’économiste que je suis et qui ne saurait expliquer rationnellement – en se référant à d’autres économistes – qu’une réglementation de plus du marché du travail réduisît le déséquilibre élevé et permanent que celui-ci a connu depuis des décennies, le gouvernement et le législateur ont fait un pari, le CPE ne faisant qu’élargir l’éventail de choix des contrats dans le « filet de réglementations » qui entrave les entreprises.
Mais ils se sont pris dans le filet ainsi élargi et tendu.
En effet pour tenter d’instaurer le calme, « sortir du filet », le gouvernement a fait voter un amendement qu’il a présenté au Parlement et qui a pris la forme d’un article additionnel. L’amendement introduit principalement le versement d’une allocation forfaitaire en cas de licenciement, sous certaines conditions. Et la loi a été votée.

Loin de se calmer, la tourmente pour l’abrogation du CPE s’est renforcée : grèves, fermeture d’universités, de lycées, occupations, manifestations regroupant des populations hétérogènes (étudiants, lycéens, fonctionnaires, salariés), les unes directement concernées par le CPE, les autres très indirectement, voire pas du tout.

Et – fait sans précédent dans l’histoire de la Vè République qu’il est chargé de représenter et dont il doit veiller à l’application des lois -, le Président de la République en exercice en est arrivé à promulguer la loi en prévenant les vingt millions de Français qui l’écoutaient devant leur poste récepteur de télévision, que la loi ne serait pas appliquée ! On est loin de la décision de la dissolution de l’Assemblée Nationale que le même homme avait prise en 1997 – et ratée compte tenu du résultat des élections qui suivirent -, mais en définitive pas tant que cela !

Il reste que le CPE n’est qu’une pièce parmi d’autres de la loi votée mi-mars 2006 portant sur l' »Ã©galité des chances », notion qui, dans la décennie 1970, avait fait florès dans la discussion législative dans des pays comme le Canada, les Etats-Unis ou la RFA et qui est aujourd’hui en voie d’abandon.
Alors que le projet de loi était composée de 5 titres et de 28 articles, le CPE était à la fois au centre de trois articles seulement – certes les trois premiers – et la conséquence pratique de ceux-ci. Il modifiait le « code de l’éducation » (article 1), le « code du travail » (article 2), et le « code des impôts » (article 3).
D’une certaine façon, les autres pièces sur quoi les réputés « anti CPE » sont muets – et pour cause puisqu’elles sont dans les idées qu’ils démontrent à l’occasion de leur condamnation du CPE – sont elles-mêmes en opposition avec les trois articles inventant le CPE.

Cela fait apparaître que les rédacteurs de la loi se sont trompés dans leur entreprise d’équilibrage des avantages et des inconvénients à destination des groupes de pression dont ils voulaient le bien et qui aujourd’hui se rebellent. Question : serait-il donc plus difficile de réaliser cet équilibre que d’instaurer les effets espérés de l’égalité des chances ? Serait-ce si difficile que le gouvernement aurait « buggé » ?

Mais plus important : le chômage est-il un problème pesant sur le marché du travail en France ou un problème plus large que connaît la France ? La loi sur l’égalité des chances démontre que le gouvernement et le législateur avancent confusément que le problème est plus large et que la loi aura pour effet de le résoudre.

Il y a trente ans, Jacques Rueff me demandait dÂ’examiner si la « loi » qui lui était alors prêtée par certains économistes depuis ses travaux sur le chômage en Angleterre au début du XXè siècle, était vérifiée en France dans la période récente. Alors « thésard », je nÂ’avais jamais entendu parler de sa « loi », ni de ses critiques de 1947 à la Théorie générale de lÂ’emploi, de lÂ’intérêt et de la monnaie de J.M. Keynes. Quelle ne fut pas ma surprise quand je fis apparaître une relation croissante entre le taux de salaire réel et le taux de chômage pour la période 1963-1974 qui en fournissait une vérification (publiée dans Le Monde, 19 et 20-21 février 1976). Au départ de la théorie de Rueff, il y avait la réglementation du marché du travail quÂ’est lÂ’assurance chômage obligatoire publique.

Ce travail me fit me rendre compte de la gigantesque impasse des théories économiques qui mÂ’avaient été enseignées jusquÂ’alors : leurs auteurs faisaient abstraction des règles de droit et a fortiori ne faisaient aucune distinction entre le droit et la loi. De plus, il mÂ’amena à mÂ’interroger sur la méthode de ces théories qui, à lÂ’occasion, nÂ’hésitait pas à faire intervenir une variation de prix ou de quantité dite « exogène », en vérité, en général, de la réglementation sous-jacente, pour déterminer, algébriquement ou géométriquement, les effets quÂ’elle provoquait. LÂ’ouvrage de Keynes était exemplaire : il parachutait lÂ’action budgétaire de lÂ’Etat et déduisait lÂ’efficacité de celle-là pour instaurer le prétendu « plein emploi ».

Le temps a passé et les êtres humains ont réduit un petit peu leur ignorance de la réalité même si on peut douter qu’il en a été de même des hommes de l’Etat. Des théories économiques ont été abandonnées, dÂ’autres approfondies, des troisièmes présentant les tares susdites sont dans lÂ’impasse.

Force est de constater que le CPE est primo une application de ces dernières. En tant que contrat de travail réglementé supplémentaire, il montre quÂ’en diversifiant ainsi la réglementation du marché du travail, le législateur prétend contribuer à réduire le « chômage des jeunes ».

Il reste que le chômage est d’abord une question de durée : durée que les jeunes mettent à trouver un premier travail autant que durée de la transition entre un travail perdu et un autre. Qu’est-ce qui est préférable ? Qu’une économie ait a) 20 % de chômeurs sachant que la durée de chômage moyenne est d’une semaine ou b) 1% de chômeurs avec une durée moyenne de cinq ans ? Vraisemblablement, le chômeur préférera a) et le politique b). Et on aura compris que, secundo, le CPE parie sur la réduction de la durée qu’il provoquera.

Mais la question de la durée du chômage ouvre sur celle du « changement de travail ». QuÂ’est-ce qui est préférable entre aÂ’) une économie à 20 % de chômeurs où, en plus, lÂ’employé change de travail en moyenne tous les cinq ans et bÂ’) une économie à 1% de chômeurs où, en sus, lÂ’employé ne change jamais de travail ? Selon toute vraisemblance, la préférence du travailleur, employé ou chômeur, ira à aÂ’) (sauf sÂ’il aime la routine), celle du politique à bÂ’).

Pour stigmatiser la situation aÂ’) qui leur déplaît, certains « politiques » feront valoir lÂ’indigne « flexibilité du contrat de travail » et parleront avec répugnance de la « précarité » quÂ’elle induirait, faisant implicitement allusion à une grande facilité de licenciement. Mais ces mots laissent entendre que l’économie serait une mécanique, ce qui est une erreur.
L’économie est une mutualité de services entre des êtres humains non omniscients qui appliquent le droit car ils ont compris que ce dernier contribuait à réduire l’ignorance dans quoi ils menaient leurs actions.
Au coeur de ces services, il y a toujours les services innovateurs dont les avantages profitent à tous et compensent les coûts de transition quÂ’ils font supporter à certains dont les services sont jugés dépassés – et coûteux – et ne sont plus recherchés pour cette raison.
Encore faut-il que les services innovateurs ne soient pas enrayés par des réglementations qui privilégient les services dépassés au prétexte de protéger les « avantages acquis » du petit nombre qui les fournit. Force est de constater que, tertio, le CPE est muet sur la question.

Pour cette raison, ses thuriféraires devraient pour le moins douter de l’efficacité « Ã©conomique » qu’ils lui prêtent et diriger leur esprit vers la seule solution heureuse : la libération du contrat de travail entre l’employeur et l’employé.
En désenrayant le contrat de travail, elle désenrayera à la fois le marché du travail et l’action du gouvernement, pour le bien de tous.