En défense du droit naturel

Dans le débat entre jusnaturalistes et minarchistes, je voudrais citer une attaque de Drieu Godefridi contre le statut du droit naturel et y répondre.

Rappelons que les jusnaturalistes pensent qu’il existe une théorie du droit universelle (applicable à chaque membre de toute société humaine, indépendamment du temps et du lieu) qui fournit un critère exhaustif de distinction entre l’acte juste et l’acte injuste, et compatible bien sûr avec la survie de l’humanité. Ce critère appelé « Droit naturel » est pour eux rationnellement démontrable et unique, c’est-à-dire que toute tentative de définir un autre critère serait inconsistante. Ce critère peut s’exprimer ainsi (« juste » signifiant « conforme au droit naturel »): Est juste (et n’est juste que) l’acte qui implique uniquement des moyens que l’acteur n’a pas volés.

Il faut préciser d’emblée que le texte de Drieu est ambigu en ce qu’il ne distingue pas – ou ne semble pas distinguer- l’éthique et la politique. Or par définition, c’est au domaine de la politique et à lui seul que se rattache le droit (autrement dit, la justice), et donc s’il existe, le droit naturel. Il est vrai malheureusement que les auteurs partisans du droit naturel manquent parfois de clarté sur ce point.

En effet, une théorie du droit doit fournir un critère de distinction entre les actes justes et les actes injustes (conforme ou non au droit), mais son objet n’est pas d’indiquer un choix entre les actes justes eux-mêmes, infiniment nombreux à tout instant. Ce serait le rôle de l’éthique de le faire. Métaphoriquement, la théorie du droit (la politique) indique les « règles du jeu » ; elle n’indique pas les « stratégies ».

Toute théorie du droit doit donc être éthiquement neutre, comme le sont dans leurs domaines respectifs, les mathématiques ou la théorie économique correctement formulée.

Qui dit éthiquement neutre dit exempt de jugement de valeurs. Toute théorie du droit qui introduirait des jugements de valeurs serait donc à rejeter d’emblée au mieux comme discours éthique, au pire comme verbiage sophistique destiné à brouiller les esprits.

Ainsi, puisque Drieu aborde dans son essai la question du droit naturel, il nous faut supposer obligatoirement qu’en employant le mot éthique ou tout autre concept s’y référant, il voulait en réalité parler de politique, c’est-à-dire de normes de droit exemptes de jugement de valeur (sinon son essai devrait être qualifié de hors sujet).

C’est à la lumière de ces considérations que nous allons maintenant mettre en évidence les failles figurant dans ses arguments contre le droit naturel.

1/ Dans sa critique de la conception du droit naturel selon Murray Rothbard, Drieu avance que « Faits et valeurs appartiennent à des registres logiques différents. De ce qui est, on ne peut jamais conclure à ce qui doit être ».

La théorie du droit naturel, cependant, ne s’occupe pas des valeurs, qui relèvent de l’éthique, et par conséquent cette approche est hors sujet.

Que cela ne nous empêche pas de souligner, entre parenthèses, que cette proposition est fausse : si on ne peut déduire ce qui doit être à partir de ce qui est, de quoi d’autre pourrait-on le déduire ? Toute déduction –en tant que déduction-, pour être indubitablement vraie et donc décrire la réalité –par définition du vrai- doit être déduite d’une prémisse elle-même vraie. Et une prémisse vraie est une prémisse qui décrit la réalité, qui donc relève d’un fait –un fait de la réalité, justement. Si donc « ce qui doit être » est valablement déduit de quelque chose, c’est forcément d’un fait –énoncé sous forme d’une proposition vraie. Ou alors, c’est que « ce qui doit être » ne peut jamais être déduit de rien, et donc ne peut jamais être connu, ce qui est une façon de dire qu’il n’existe ni valeurs, ni discussions sur les valeurs.

2/ Dans le paragraphe suivant consacré à Hans Hermann Hoppe, Drieu prétend que celui-ci échoue dans son argument fondé sur l’a priori de l’argumentation à démontrer la validité du droit naturel, parce que

« (…) nombre d’éthiques universelles peuvent être élaborées — et l’ont d’ailleurs été —, qui ne mèneraient nullement l’humanité à sa perte. »

Ici encore nous sommes confrontés à l’obligation de remplacer « éthiques » par « politiques » ou « théories du droit », sauf à rejeter l’affirmation comme hors sujet. Sa phrase ainsi reformulée serait donc :

« Nombre de théories du droit universelles peuvent être élaborées — et l’ont d’ailleurs été —, qui ne mèneraient nullement l’humanité à sa perte. »

Nous aimerions bien savoir lesquelles, et dans l’expectative, nous en sommes réduits à étudier le seul cas (fictif de surcroît) que nous soumet Drieu, et que j’appelle dans la suite la « théorie du 85-15 » :

« Par exemple, une éthique qui disposerait que chacun est propriétaire de soi et d’une partie de ce qu’il produit, mettons 85%, le reste allant à la communauté ».

A première vue, voilà effectivement quelque chose qui ressemble à une théorie du droit universelle, rivale donc de la théorie authentique du droit naturel. Mais un examen minutieux nous révèle qu’il n’en est rien. Il n’est pas inutile de s’appesantir dessus pour montrer le nombre d’obstacles qui surgissent lorsqu’on essaye de formuler ainsi, ex-nihilo, une théorie du droit.

Tout d’abord, on ne peut pas « mesurer » la production, chose pourtant nécessaire pour la partager en deux parties de 85% et 15%. Que veut dire « redistribuer 15% » d’une automobile, ou d’une consultation d’avocat ? Que signifie « redistribuer 15% » de la production d’un commerçant, qui consiste à déplacer un objet d’un lieu vers un autre ? Malgré toute la bonne volonté du monde, il n’y a pas de réponse à ces questions et la théorie du 85-15 s’écroule immédiatement sans autre forme de procès. Il suffit de considérer la nature de la production, qui est production d’information, pour comprendre d’emblée l’échec de toute tentative objective de redistribution –même volontaire- fondée sur des critères quantitatifs : couper en deux une information ne fait pas deux informations plus petites. Cela peut faire n’importe quoi, et en général rien du tout : l’information est purement et simplement détruite. Le problème ne se pose pas pour la théorie (authentique) du droit naturel, qui ne nécessite aucune hypothèse sur la nature de la valeur.

Bien que la théorie du 85-15 soit à ce stade réduite à néant, la psychologie nous enseigne qu’il peut être utile d’exhiber plusieurs preuves pour emporter l’adhésion, même si en toute logique une seule devrait suffire.

On peut donc tenter de contourner le problème en modifiant les termes de l’énoncé, par exemple en remplaçant « production » par « revenu tiré de la production ». C’est assez différent, dans le principe puisque le prix n’est pas la valeur, et dans l’assiette parce que la production non échangée n’apparaît plus dans le calcul. Mais d’autres problèmes surgissent. Il faut par exemple que le revenu en question soit monétaire, pour qu’il puisse être chiffré. Par conséquent, cette théorie du droit ne serait applicable qu’aux sociétés où existent des monnaies d’échange. Elle ne dit rien des autres types d’organisation. Elle n’est donc pas universelle.

Ensuite, à quel moment devrait-on donner 15% de ses revenus à la communauté ? Immédiatement après la production, même si celle-ci ne constitue qu’une étape en vue d’une production ultérieure ? Au bout d’un mois, au bout d’un an ? Et quel que soit le bien produit (quid du beurre qui se périme en cinq jours) ? La théorie ne contient pas les réponses à ces questions et est donc incomplète à cet égard aussi, même si on remplace « production » par « revenu ». C’est là le problème insoluble de toutes les théories du droit formulées en termes d’obligation d’agir: il faut bien que l’acte obligé ait lieu dans le temps, et il n’est pas possible rationnellement de décider quand. Donc à un instant donné, personne, même avec de la bonne volonté, ne peut savoir ce qu’il doit faire pour respecter le droit, ce qui prouve l’échec complet de la théorie. Rien de tel avec la théorie authentique du droit naturel, qui interdit de réaliser certains actes, car cet interdit s’applique en tout temps.

De plus, la théorie du 85-15 est complètement muette sur ce qu’est « la communauté ». Est-ce la famille du producteur, le village, le groupe de villages ? Est-ce sa famille intellectuelle (les libéraux par exemple) ? Sont-ce les gens de même sexe que lui, ou d’une même ethnie ? Sont-ce les gens qui portent des lunettes ? Qui aiment le boudin aux pommes ? Qui sont de sa catégorie socioprofessionnelle ? Il n’existe aucun moyen pour le donneur des 15% de déterminer le périmètre de la « communauté ». Ou bien alors la communauté serait le monde entier, et alors l’acte ne pourrait être juste que si l’intégralité de la communauté avait bien reçu son dû, ce qui serait évidemment hautement improbable, de sorte qu’il serait en réalité impossible ou au moins utopique de vivre selon la justice. Et cela, je le répète, même avec une volonté unanime d’appliquer le droit. Rien de tel avec la théorie authentique du droit naturel, laquelle n’implique aucune obligation mais seulement une interdiction à l’égard des autres (l’interdiction de les agresser).

Ce n’est pas tout : comment doivent être répartis les 15% au sein de la « communauté » ? Voilà ce que ne dit pas la théorie et qui est pourtant crucial, car le donneur ne sait pas ce qu’il doit faire pour respecter le droit.

Et même s’il le savait, il est impensable que le donneur puisse lui-même faire la répartition, car pour peu que la communauté soit assez importante, il y passerait tout son temps, et il n’y aurait bientôt plus aucun « revenu » disponible. Il faudrait donc qu’un ou des organismes spécialisés s’en chargent. Mais alors le caractère juste de l’acte serait conditionné par l’efficacité et l’honnêteté des organismes en question, et il ne serait en pratique jamais possible d’avoir la moindre certitude sur la nature juste ou injuste de son acte de don.

Il y aurait donc des cas où un tel organisme serait nécessaire pour la distribution des 15%, et cela afin que l’acte juste soit seulement possible. Mais que se passerait-il donc si personne ne souhaitait s’occuper de la gestion d’un tel organisme ? Il faudrait pourtant que justice soit faite : aurait-on le droit de forcer des gens à s’en occuper ? Ce serait contraire à la propriété de soi, ce qui prouve l’inconsistance de la théorie du 85-15.

Par-dessus le marché, ces organismes devraient être rémunérés, et compte tenu de la complexité de leur tâche, on ne peut écarter la possibilité que les coûts soient tels qu’ils appauvrissent considérablement les producteurs. Il se peut même que, dans une société donnée, il soit matériellement impossible de subsister après retrait des 15% et des honoraires de ces organismes. La théorie du droit en question pourrait donc entrer en contradiction avec la survie de la société humaine, même si chacun y mettait le maximum de sa bonne volonté, ce qui est évidemment une preuve de sa fausseté, comme c’est le cas de toutes les théories du droit qui introduisent des chiffres sans considération pour le contexte. Rien de tel pour la théorie authentique du droit qui n’introduit aucun chiffre. Enfin, si quelqu’un ne respectait pas le droit, s’il trichait et ne donnait par exemple que 10% voire rien à la « communauté », quel moyen y aurait-il pour cette communauté lésée de rétablir la justice ? La vérité est que ce serait impossible, parce que personne ne pourrait évaluer les revenus des autres autrement que par ce qu’ils veulent bien en dire. Et donc personne ne pourrait même savoir s’il a été lésé, et par qui.

On pourrait étaler ainsi à l’infini les questions insolubles auxquelles la théorie du 85-15 devrait néanmoins répondre pour être valable. En résumé, la théorie du droit citée en exemple par Drieu ne dit ni ce qu’il est juste de faire, ni quand, ni envers qui. Elle ne s’applique qu’à certains types d’organisations sociales et exige que des conditions extrêmement improbables soient réunies pour juger du caractère juste ou non d’un acte. Et on peut imaginer des cas où il n’y aurait aucun moyen imaginable de survivre en restant dans son cadre, même avec toute la bonne volonté de chacun. Enfin, les victimes de violations du droit ne pourraient jamais savoir qu’elles le sont, ni découvrir qui les lèse. Elle n’est pas universelle et ne fournit aucun critère systématique de distinction du juste et de l’injuste. Autant dire que ce n’est pas une théorie du droit du tout.

Finalement, même si cette objection n’est pas logiquement pertinente et relève plutôt de la psychologie, il n’y a absolument aucune chance de persuader quiconque que cette théorie du droit-là devrait être choisie entre toutes ses rivales possibles (qui sont par exemple, les répartitions 86%-14%, 87-13, 88-12, 79-21, etc.).

En revanche, la théorie authentique du droit naturel a de nombreux partisans, qui pour beaucoup ne se connaissent même pas et n’ont pas d’organisation centralisée, ce qui incite fortement à penser qu’elle ne doit pas être si arbitraire qu’on le dit.

Je passe sur les affirmations concernant les supposées contributions de Nietzsche à la constitution d’une théorie du droit rivale du droit naturel. Ces affirmations étant jusqu’à preuve du contraire purement arbitraires.

Sur la démonstration du droit naturel à partir de l’a priori de l’argumentation, il se trouve qu’elle est valable pour la raison suivante : que toute personne qui argumente contre le droit naturel se trouve dans une contradiction performative, parce que le fait d’argumenter implique une norme implicite de droit dont on peut dérouler les conséquences jusqu’à conclure qu’il s’agit en fait justement du droit naturel.

Ce n’est donc pas tant, comme le dit Drieu, que « Pour résumer : l’éthique suppose l’argumentation » (ce que je traduis toujours par « Pour résumer : la norme de droit suppose l’argumentation »). Peu importe. L’essentiel est que la réciproque est vraie: c’est l’argumentation qui suppose la norme de droit. En conséquence, Drieu, ayant argumenté au moins une fois dans sa vie, se trouve définitivement pris dans une contradiction performative chaque fois qu’il ouvre la bouche pour attaquer le droit naturel.

Puis vient l’argument suivant :

« Deux, l’argumentation suppose sans doute le contrôle d’une partie de mon corps et de l’espace où je me trouve, mais le contrôle n’est pas l’appropriation. Serai-je considéré comme le « légitime propriétaire » de tous les espaces où je me serai aventuré à causer avec autrui ? »

Il n’y a pourtant là aucune difficulté: le contrôle est appropriation dès lors qu’il n’y a pas eu d’appropriation préalable. C’est le fondement même de la propriété légitime.

Et pour finir :

« Trois, même si l’argumentation supposait la pleine propriété de mon corps et de l’espace que j’occupe, cela n’impliquerait pas l’appropriation des ressources sans maître que je trouve et transforme ».

Si, cela l’implique, à condition de ne pas passer sous silence les étapes intermédiaires du raisonnement, à savoir que le fait d’admettre le critère de la propriété légitime dans certains cas implique nécessairement la généralisation à tous les cas possibles, car le nier reviendrait à accepter la possibilité d’une autre norme d’appropriation légitime, laquelle serait nécessairement en contradiction avec la première dont on a montré qu’elle devait pourtant s’appliquer dans certains cas au moins. Ce qui suffit à prouver son caractère universel. Tout cela est très bien expliqué par Hoppe.

3/ A propos de la présentation du droit naturel que fait Barnett, Drieu nous dit qu’elle n’a « qu’un lointain rapport avec les canons du iusnaturalisme classique et moderne ». Nous n’en parlerons donc pas ici.

La conclusion de tout cela est simple : s’il est si facile de proposer un critère de justice rival du droit naturel, alors pourquoi se priver ? Après tout, il suffirait d’en exposer un seul pour que les jusnaturalistes aient définitivement tort. Comme par hasard, les tentatives de ce genre ont toutes échoué jusqu’à présent.