entretien avec Pascal SALIN

« Là où la politique avance, la liberté et la prospérité reculent »
Pascal Salin.

Pascal Salin est professeur d’économie à l’université de Paris Dauphine. Il a présidé la prestigieuse « Société du Mont-Pèlerin » fondée par Hayek en 1947, et qui vise à réunir les plus grands penseurs libéraux de la planète. Marc Grunert:Depuis le 11 septembre, on nous somme de prendre
position pour ou contre la « guerre contre le terrorisme » en nous
disant qu’il s’agit de choisir entre deux civilisations. Avez-vous
choisi ?

Pascal Salin:Qu’il faille faire la « guerre au terrorisme » me semble
être une évidence dans la mesure où le terrorisme se définit comme une atteinte aux droits individuels. Ce qui est moins évident est de déterminer qui est en droit de faire cette guerre, mais aussi – si l’on se réfère à la situation actuelle selon les termes de votre question – s’il s’agit de choisir entre deux civilisations.

Le point de départ de la réflexion commence évidemment par le rappel du principe libéral (ou libertarien ?) selon lequel on a le droit de protéger par la force (la « guerre ») ses propres droits et le droit d’obtenir une compensation pour les dommages causés par autrui. Il est bien clair par ailleurs que, dans une société parfaitement libertarienne, l’état américain n’existerait pas et qu’il reviendrait aux propriétaires des « Twins » de les protéger contre le terrorisme et de réagir éventuellement aux attaques terroristes, c’est-à-dire de défendre leurs droits. Il convient certes de rappeler qu’une société libertarienne de ce type fonctionnerait, non pas parfaitement car la perfection ne peut pas exister dans les affaires humaines, mais en tout cas mieux que les sociétés étatiques que nous connaissons (la preuve en étant que la protection des « Twins » n’a pas été assurée).
Il serait vain de vouloir décrire dans le détail la manière dont
serait assurée la sécurité dans une société de ce type, précisément
parce que l’un des grands mérites des sociétés libertariennes, c’est
que l’aiguillon de la concurrence conduit constamment à imaginer des solutions nouvelles.

L’une des objections fréquentes que l’on oppose à l’utopie
libertarienne d’un monde structuré en millions ou en milliards de
petites copropriétés en concurrence, c’est qu’il existe toujours le
risque que le monde entier ne soit pas structuré de la même manière et qu’il existe, par exemple, un grand terroriste. Les micro-sociétés libertariennes ne pourraient alors pas se protéger des attaques. Mais cette hypothèse suppose implicitement que les
individus ne sont pas capables d’être conscients des dangers qui les menacent et de trouver les moyens de les éviter. Très probablement, dans une telle situation, les micro-sociétés passeraient des accords mutuels de défense ou adhéreraient à des organisations de sécurité.

Il nous faut certes travailler pour que le monde se dirige vers une
organisation en micro-sociétés libertariennes de ce type. Mais il nous faut aussi vivre dans le présent et savoir donner des réponses pour l’action dans un monde de « second best », un monde qui ne nous satisfait pas. Or, si nous prenons l’exemple des événements effroyables du 11 septembre, la première question qui se pose est la suivante : quelles sont les victimes de ces événements ? Il est évident que les morts et les blessés des « Twins » – ainsi que les propriétaires de tours – sont les premières victimes. Ils sont – eux-mêmes ou leurs ayant-droits – légitimement habilités à demander réparation sous la forme qui leur convient, c’est-à-dire en se vengeant des terroristes et/ou en demandant réparation à leur fournisseur de sécurité défaillant (l’état américain qui a prétendu détenir le monopole de la « sécurité nationale »).

Mais la difficulté vient aussi du fait que les terroristes – mus par
un mode de pensée collectiviste – ne s’attaquaient pas spécifiquement aux personnes qui ont été leurs victimes, mais plus généralement à des abstractions collectives, les « Etats-Unis », le « capitalisme américain » ou, peut-être, les « valeurs occidentales ». De ce point de vue, d’ailleurs, les réactions de beaucoup d’américains ont été intéressantes: en manifestant, par exemple, leur attachement au drapeau américain,ils manifestaient non pas leur attachement à une attitude nationaliste étroite, mais leur attachement aux valeurs occidentales sur lesquelles,pour eux, les Etats-Unis sont fondés. N’oublions pas, en effet, que la Constitution américaine avait pour but de défendre – outre la liberté des échanges entre les Etats américains – la liberté individuelle contre les empiétements du pouvoir (ce qu’elle n’a pas bien réussi à faire, évidemment). Et si l’on peut considérer que l’état américain, malgré la terrible dérive des deux siècles passés, reste malgré tout l’expression de cette idée, on peut considérer sa réaction à l’égard des terroristes comme légitime.

Il me paraît donc justifié que ceux qui croient à des principes
s’organisent collectivement pour défendre leur droit à vivre selon ces principes (s’ils ne portent pas atteinte aux droits des autres). Si les valeurs occidentales signifient le respect et la défense des
droits individuels, je n’ai aucune hésitation à dire que je souhaite
voir défendre ces valeurs. Mais je me refuserais cependant à
qualifier le conflit actuel de conflit entre deux civilisations dans
la mesure où il serait erroné de considérer les terroristes, par
exemple, comme les défenseurs des « valeurs de l’Islam ». En résumé je n’ai pas de problèmes de conscience en prenant position pour la « guerre contre le terrorisme », mais je ne l’interpréterais pas pour autant comme l’expression d’un conflit de civilisations (mais peut-être comme un conflit de valeurs)

M.G.: Comment interprétez-vous les attentats du 11 septembre ? Quelle est, selon vous, la responsabilité de l’Islam dans le conflit
actuel ? La pauvreté et le capitalisme sont-ils des causes de ces
attaques contre l’Amérique ?

P.S.: N’étant pas un spécialiste de l’Islam, je me garderai de donner ma propre opinion sur l’éventuelle responsabilité de l’Islam dans les attentats du 11 septembre. Je suis frappé de voir que des commentaires diamétralement opposés ont été publiés à cet égard par des personnes que l’on peut a priori considérer comme des « experts » de ces questions. Je préférerais en tout cas, pour ma part, parler non pas de « responsabilité (ou de non-responsabilité) de l’Islam », mais de « responsabilité (ou de non-responsabilité) de personnes se réclamant de l’Islam ». Or, croire à la responsabilité, c’est croire à la liberté et c’est donc refuser d’être esclave d’un texte ou d’une religion : autrement dit, le fait d’être musulman n’exonère personne de sa propre responsabilité, quelle que soit l’interprétation que l’on puisse donner des textes du Coran.
Mais par ailleurs, il est également bien clair que tout texte est
susceptible d’interprétation et c’est là que peut se glisser une marge de liberté humaine.

Par ailleurs, même si certains pensent que l’Islam conduit
nécessairement à la « guerre sainte », cela ne peut pas constituer une raison suffisante pour faire la « guerre à l’Islam ». Le droit de se
défendre n’implique en effet pas le droit d’attaquer des ennemis
potentiels. Il implique seulement le droit de se protéger et le droit
de demander compensation pour les dommages causés. Aussi longtemps que des droits concrets ne sont pas attaqués, il n’y a pas de justification à la « guerre ». Et si l’on pense que certaines
convictions sont fausses et même dangereuses, au lieu de leur faire la guerre, ne faut-il pas plutôt essayer de convaincre, comme le recommandait Frédéric Bastiat dans ce beau texte : « L’Unité doit
résulter de l’universel assentiment de convictions libres et de la
naturelle attraction que la vérité exerce sur l’esprit des hommes .
Tout ce qu’on peut donc demander à la loi, c’est la liberté pour
toutes les croyances, quelque anarchie qui doive en résulter dans le monde pensant . Car, qu’est-ce que cette anarchie prouve ? Que
l’Unité n’est pas à l’origine, mais à la fin de l’évolution intellectuelle. » (« Justice et fraternité ») .

Il me paraît en tout cas ridicule de proclamer, comme cela a été trop fréquemment fait depuis le 11 septembre, que la pauvreté et le capitalisme ont été la cause des attaques. C’est confondre causes et conséquences. En effet, le mépris porté à la liberté individuelle conduit évidemment à la pauvreté. Il conduit aussi au terrorisme. L’un et l’autre sont la conséquence d’un manque de capitalisme.

M.G.: L’utopie libérale d’une société libre est-elle menacée par cette guerre selon vous ?

P.S.: L’utopie libérale n’est pas menacée par cette guerre, parce que les principes sont universels et éternels et que les chaos de la vie ne peuvent pas les atteindre. Ce qui est par contre caractéristique de notre époque et du manque de culture de nos concitoyens, c’est qu’on a vu fleurir partout l’idée absurde selon laquelle ces attentats étaient la preuve qu’une société libérale ne pouvait pas fonctionner correctement, en particulier parce qu’elle était incapable de se défendre. Nombreux sont donc ceux qui appellent à un renforcement des pouvoirs étatiques. Il n’est sans doute pas nécessaire d’expliquer en détail l’absurdité de cette position.

M.G.: Le mondialisme politique, l’intégration politique, que vous avez critiqués dans votre livre, Libéralisme, semble être un concurrent sérieux de la mondialisation. Cette action anti-terroriste ne va-t-elle pas inverser les rapports de force entre ces deux événements ?

P.S.: Effectivement, là où la politique avance, la liberté et la
prospérité reculent. L’intégration politique va à l’encontre de
l’intégration économique. Malheureusement, beaucoup de nos
concitoyens voient d’un bon oeil le renforcement de l’intégration
politique et se méfient de l’intégration économique
(la »mondialisation »). En réalité, la mondialisation signifie
seulement un accroissement de la concurrence. Et pour qu’elle soit en harmonie avec la politique, il faudrait donc que la politique
devienne, elle aussi, plus concurrentielle : au lieu de centraliser
les pouvoirs, il faudrait au contraire les fractionner, les
rapprocher des citoyens et les mettre en concurrence.

Je ne prétends pas, pour ma part, jouer les devins et être capable, de prévoir, par exemple, si les événements récents vont renforcer ou non l’intégration politique. On sait bien que la guerre a presque toujours été un instrument de renforcement des pouvoirs étatiques. Mais il serait excessif d’interpréter la situation actuelle comme une situation de guerre mondiale qui autoriserait les gouvernements à mobiliser les citoyens pour une action commune. Il s’agit de phénomènes localisés et spécifiques. Certes, devant la crainte d’un ralentissement économique, on voit renaître les propositions en faveur de politiques publiques de relance (qui sont en fait essentiellement nuisibles). Mais peut-être devrions-nous aussi faire confiance, en particulier, à tous ces américains qui sont prêts à défendre leur liberté contre les emprises étatiques. Le monde a changé depuis que Ronald Reagan les a aidés à retrouver l’inspiration initiale de leur société.

M.G.: Que vous inspire la remise du Prix Nobel de la paix au
secrétaire général de l’ONU ?

P.S.: Sans doute pas de l’étonnement car le jury du Prix Nobel de la paix est coutumier de ce genre de décisions; mais évidemment de l’agacement. En effet, l’ONU et son secrétaire général sont les
instruments de la collusion inter-étatique et de la cartellisation du
pouvoir. Il serait vain d’imaginer – et l’expérience le prouve –
qu’une telle organisation puisse être un facteur de paix. Elle
transfère à l’échelle du monde le mythe de l’absolutisme
démocratique, comme si une décision pouvait être juste – pouvait donc conduire à la paix entre les hommes – parce qu’elle est prise à la majorité des voix. Il se passe à l’ONU ce qui se passe dans toute démocratie : on exacerbe les conflits – alors que le marché les supprime – on foule aux pieds les droits des minorités.

M.G.: Vous êtes un libéral cohérent. Alors, selon vous, peut-on en
appeler à l’Etat pour garantir la sécurité des citoyens ? Dans une
période de crise internationale, l’intellectuel libéral que vous êtes
n’est-il-pas tenté par le pragmatisme ?

P.S.: Il est évident que je ne crois pas que l’Etat soit capable de
garantir la sécurité des citoyens. En effet, les hommes de l’Etat
sont, par nature irresponsables et l’Etat fait donc toujours moins
bien que des personnes privées unies par des liens contractuels.
L’idée qu’il faille un Etat pour assurer la sécurité des citoyens est
l’un des grands et dangereux mythes de nos sociétés. Nous sortons d’un XXème siècle atroce et qui a été atroce précisément parce que les Etats se sont faits la guerre. Ce sont les hommes de l’Etat, non les « marchands », qui sont responsables des dizaines de millions de morts qui ont jalonné ce siècle. Est-ce là la sécurité ?

Et nous voyons, à une autre échelle, dans la vie quotidienne, que
l’Etat est totalement incapable d’assurer notre sécurité. C’est lui
qui a construit les banlieues sinistres et les HLM-poulaillers, c’est
lui qui a favorisé une immigration de mauvaise qualité, c’est lui qui
est incapable de sévir, c’est lui qui a le monopole d’une justice
peureuse et sans moyens.

Mais il est vrai que la tentation du pragmatisme existe toujours car
devant les dangers immédiats, à l’intérieur comme à l’extérieur, on est tenté de se retourner contre la seule force qui existe, à savoir le monopole étatique (qui tient sa position précisément du fait qu’il interdit aux autres de le concurrencer). Nous devons évidemment souhaiter que, dans l’immédiat, l’Etat assure le mieux possible notre sécurité, mais demander en même temps qu’il soit concurrencé dans ces tâches.

M.G.: Le 2 décembre devrait avoir lieu la « marche pour le
capitalisme » partout dans le monde. Dans le contexte actuel, cette
marche a-t-elle des chances de succès ?

Pascal Salin: Qu’est-ce que le succès ? Cette marche réunira
probablement un nombre limité de gens, d’une part parce que les
moyens pour l’organiser sont rares, d’autre part parce que les
esprits ne sont pas encore préparés à défendre le capitalisme, alors qu’ils entendent dire tous les jours que le capitalisme est à la
source de tous leurs maux. Mais le vrai succès c’est que cette marche existe. Elle est donc, d’ores et déjà un succès. Je m’en réjouis profondément, car elle est un signe annonciateur d’un changement. Et l’on peut espérer que, d’année en année, elle prendra de l’importance et qu’elle contribuera à faire comprendre que défendre le capitalisme c’est défendre l’humanisme.

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Pascal SALIN a publié récemment « Libéralisme » aux éditions Odile Jacob.