Bourdieu et Nozick

La même semaine disparaissaient un libertarien notoire, Robert Nozick, et un marxiste édulcoré, Pierre Bourdieu. Equilibre cosmique ? On a pu parler d’équilibre cosmique lorsque disparurent, la même semaine, deux philosophes, Robert Nozick et Pierre Bourdieu, défendant des conceptions du monde radicalement opposées. En restant dans le registre métaphysique et du jeu de mot, j’ai bien envie de me laisser aller à une métaphore inspirée par la cosmologie de Démocrite.
Nozick, Bourdieu: des atomes et du vide.

Du côté « atomes », Robert Nozick, théoricien de la liberté, initiateur d’un libéralisme éthique fondée sur la propriété de soi, usant d’arguments parfois difficiles mais ayant toujours le souci de la clarté et le respect de l’intelligence du lecteur. Robert Nozick a connu une renommée mondiale grâce à son ouvrage « Anarchie, Etat et utopie » publié en 1974 ( voir la présentation par Pierre Lemieux, « l’anarcho-capitalisme », PUF, Que-sais-je?) .

Les arguments de Nozick visaient à réfuter les thèses de « Théorie de la justice » de John Rawls, le plus important théoricien de la social-démocratie. Le livre de Rawls prétendait justifier la possibilité d’un accord unanime raisonnable pour une société dans laquelle les ressources seraient redistribuées de manière équitable, en conciliant un principe de liberté et un « principe de différence » destiné à justifier certaines inégalités. Cette
construction théorique ne pouvait déboucher sur rien d’autre que la
pérpétuation d’un Etat redistributeur soumis aux chantages des groupes de pression. Mais du moins, elle fournissait aux élites de l’Etat une nouvelle justification de leur pouvoir. Avant Hayek, Nozick critiqua la conception de « justice sociale » ou « distributive » car il n’existe pas un état de la société que l’on pourrait qualifier de « juste en soi ». « Toute chose, écrit Nozick, quelle qu’elle soit, qui naît d’une situation juste, à laquelle on est arrivé par des démarches justes, est-elle même juste ».

Depuis Nozick, le libéralisme n’est plus seulement une théorie économique mais une théorie politique fondée sur le principe de justice, sur une une théorie du droit. Les libéraux pouvaient enfin s’appuyer sur une oeuvre qui ne cantonnait plus le libéralisme dans l’efficacité du marché. Simultanément, l’école autrichienne d’économie, et principalement Rothbard, accomplissait le
même travail théorique d’une autre manière. Le libéralisme se dotait d’un volet éthique en cohérence parfaite avec la théorie économique. On ne peut plus dire depuis Nozick et Rothbard: le libéralisme c’est utile en économie mais il ne vaut rien, ou ne dit rien, en matière d’éthique et de justice.

Comme l’a écrit, très récemment, Pierre Lemieux (Editorials – Montreal
Gazette – canada.com network), Nozick a montré combien il était difficile de justifier l’Etat. Dans « Anarchie, Etat et utopie » (PUF, libre-échange), Nozick tente de montrer qu’un Etat minimal pouvait naître à partir d’un marché libre où une multitude d’agences privées de sécurité conduirait sans violence à un monopole dont l’unique fonction légitime serait la protection des droits individuels, qui sont des droits de propriété. Toute extension de l’Etat minimal par le financement obligatoire de services dont certains ne veulent pas serait illégitime car nécessiterait l’usage de la force. Nozick, c’était le côté « plein » de l’univers, celui de l’épanouissement personnel par la minimisation de la violence de l’Etat.

De l’autre côté, avec Bourdieu, nous avons une science crypto-marxiste, prétentieuse et verbeuse, parfaitement adaptée aux fabriques de politiciens, sciences-po, ENA, et autres panthéons de la critique du capitalisme (école supérieure de journalisme de Paris) et marchepieds vers le pouvoir. L’oeuvre de Bourdieu, hypercritique, traquant les rapports de domination et expliquant
les mécanismes de leur reproduction a débouché sur une théorisation de la pratique du « mouvement social » comme un moyen, pour les dominés, éclairés par un bon guide (Lui), de se « libérer ». Le verbiage bourdivin a dégénéré en un soutien « théorique et pratique » aux grandes grèves et manifestations « prolétariennes » qui existent encore parfois en France (celles des routiers, des chômeurs, des « exclus » en tous genres…).

En voulant croire que les gémissements des victimes de l’Etat-providence en faillite étaient autant de signes de l’Histoire annonçant la fin du capitalisme, ou du moins sa nocivité, Bourdieu a simplement pris ses désirs pour des réalités. Enrober la contestation et la « misère du monde » dans le verbiage de la révolution permanente contre « la dictature du marché » et se
mettre soi-même en avant pour révéler le Sens de l’Histoire, c’était
l’opportunisme et le charlatanisme incarnés en une seule personne.

Après avoir élaboré « une version distinguée du marxisme », Bourdieu a trouvé le temps long et s’est jeté lui-même dans la bataille en participant aux manifestations et en théorisant « le mouvement social ». Il a fondé une collection de petits ouvrages militants (Liber raisons d’agir) qui devaient servir de bréviaires à la classe des intellectuels, elle-même ayant pour mission de guider et d’éclairer les « prolétaires ».

Dans un recueil de textes intitulé « contre-feux » et sous-titré « Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale », Bourdieu démontre son ignorance totale et volontaire de l’aspect éthique du libéralisme, tel que Nozick, Rothbard ou Pascal Salin, en France, l’ont justifié. Selon Bourdieu, et l’intelligentsia française, le libéralisme est impossible sans la complicité de l’Etat et du pouvoir politique. C’est le mythe du complot capitaliste qui renaît sous une forme plus digeste que celle du marxisme
vulgaire. Mais au delà de tout ce gâchis de mots consacré à l’analyse des rapports sociaux, on peut retenir que la solution de Bourdieu est dans l’Etat, un autre Etat, qui ne serait plus complice des financiers et des capitalistes. Ainsi écrit-il, « une des raisons majeures du désespoir de tous ces gens tient au fait que l’Etat s’est retiré, ou est en train de se retirer, d’un certain nombre de secteurs de la vie social qui lui incombaient et dont il avait la charge: le logement public, la télévision et la radio publique, les hôpitaux publics etc. » (p.10). Bourdieu n’était pas pour le statu quo, il était contre le capitalisme, il diabolisait le « néo-libéralisme », notion inventée à l’usage des militants trop bêtes pour réfléchir. Quelle société désirait Bourdieu ? Eh bien vous ne le saurez
jamais. Disons qu’elle aurait comme un petit goût de paradis. Un paradis où toute « domination » serait abolie. Cela nécessiterait juste un peu de contrainte, pour forcer l’Histoire. La chute du mur de Berlin n’était, pour Bourdieu, qu’une simple…vue de l’esprit.
C’était le côté « vide » de l’univers.