Egalité

En France, on aime l’égalité. Enfin, c’est le discours officiel : « liberté, égalité, fraternité ». Alors parlons-en de ces trois « valeurs fondatrices de la République », pour emprunter au jargon des politiciens, en prenant l’histoire parallèle de deux sœurs. Elles sont arrivées en France il y a une vingtaine d’années, chassées par l’une des tyrannies les plus sanguinaires du siècle dernier. Là elles ont appris la langue du pays, ont adopté ses coutumes, tout en gardant leurs spécificités culturelles.

Contrairement aux prédictions des déterministes de tout bord, elles ont toutes deux réussi dans leur pays d’accueil. Et pourtant, il y a entre une inégalité criante. Laissez moi vous expliquer.

La plus jeune, appelons-la Prune, est une rebelle. Elle a son caractère bien trempé. Elle n’a jamais vraiment accepté les rites surannés d’une culture qu’elle ne connaît que par ses parents. Son aînée, que j’appellerai Grande Sœur conformément aux traditions de leurs parents, est plus réservée. Elle a connu la guerre, la faim, la peur, la terreur même. Contrairement à Prune, elle respecte plus l’autorité, la coutume, enfin, elle préfère s’en accommoder en tout cas : elle transige, elle fait semblant. Prune n’acceptera jamais ce qu’elle pense mauvais, faux ou injuste, pas la peine d’insister !

Deux personnalités bien différentes donc. Et des chemins divergents aussi : Prune est plus dure à la tâche, obstinée. C’est une bosseuse, et elle est douée. Sa Grande Sœur aussi ceci dit : elles ont toutes les deux des bonnes notes à l’école, et sont souvent, voire même presque tout le temps, les meilleures de leurs classes respectives.

Prune a choisi après le bac une voie d’excellence : une prépa HEC. Grande sœur, moins attirée par la compétition, plus timorée peut-être, est partie en faculté. 3 années de physique pour décrocher une licence. Et ensuite, que faire ? Après la fac, elle a suivi ses ami(e)s : concours d’infirmière, raté une fois. Puis concours d’instit. Raté aussi une fois. Elle le repasse une seconde fois. Elle a maintenant 25 ans, et elle finit par l’avoir. Pendant la préparation des concours elle prendra les cours à distance, vivant tout de même dans une certaine oisiveté. Le luxe d’avoir le temps en quelque sorte.

Prune pendant ce temps a quasiment fini ses études, malgré les 5 années d’écart : 2 ans de prépa pour intégrer une très bonne école de commerce française. La consécration d’années d’efforts ininterrompus pour elle. Et le résultat d’un choix conscient, de sa volonté propre. Les 3 années d’école se déroulent très bien aussi. Elle arrive au bout sans anicroche, en se payant le luxe de suivre l’une des spécialisations les plus dures : finance. Et elle excelle dans les matières les plus redoutées !

A 22 ans, Prune sort de son école. Elle trouve un stage, et signe dans la foulée un contrat de travail à durée indéterminée. Une grande entreprise française lui fait confiance pour contrôler la gestion d’une filiale, et lui confie d’autres missions. Elle a des responsabilités importantes pour une fille de 23 ans tout juste. Mais elle assume. Elle prend des risques. Elle va de l’avant.

Quand Grande Sœur quitte l’IUFM, elle a 27 ans. Envoyée en banlieue parisienne, elle récolte des classes dures, avec des parents croyants dur comme fer que le racisme est la seule cause des mauvaises notes des enfants, où les gosses de 10 ans jouent à « chat-feuj » et autres joyeusetés de nos cours d’école. Un métier difficile, et peu souvent gratifiant. En tout cas intellectuellement, car pour le reste…

Car les deux sœurs, malgré leurs cursus à l’opposé, touchent le même salaire net. Environ 1500 euros par mois, nets de cotisations sociales. Et parlons en des cotisations sociales : Prune paye environ 25% de charges, Grande Sœur 20%. A la clé, un écart de 200 euros ! Et il y a les avantages liées à ces cotisations : Grande Sœur a une couverture sociale plus large que celle de Prune, couverte par une assurance privée.

Mais ce n’est pas tout. Grande Sœur dispose d’un appartement : 300 euros de loyer, pour une surface qui en vaut 7 à 800 en région parisienne. Subvention non comptabilisée sur la fiche de paye au passage, ce qui évite de payer des impôts dessus : 400 euros mensuels.

Nous voilà donc à un écart de 400 euros mensuels en faveur de Grande Sœur, pourtant payée 200 euros de moins en brut. Mais je n’en ai pas encore fini. Grande Sœur habite près de son école, et fait environ 5 minutes de trajet en voiture pour se garer sur un parking réservé, pour lequel elle ne paye évidemment pas. Prime de transport : 150 euros mensuels. Prune paye quand à elle 50 euros de carte orange, remboursée à moitié par son entreprise.

Evidemment, tout cela ne tient pas compte des jours de maladie que Grande Sœur peut prendre à volonté, causés par le stress psychologique de l’enseignement. Il faut croire que ce stress là compte plus que celui engendré par les impératifs de production que Prune subit. A moins que l’employeur ne soit moins regardant sur le taux d’absentéisme. Et il y a aussi les jours de grève. Les jours de formation. Les vacances aussi…

Au final à combien peut être évalué l’écart de salaire entre les deux ? Il faudrait encore tenir compte de la sécurité de l’emploi, du régime de retraite, etc. Alors je vais en rester à l’évaluation financière, car il est impossible de mesurer des avantages et inconvénients aussi divers. Résultat final donc : +600 euros par mois pour la fonctionnaire. Pour la suiveuse. Pour celle qui manque d’initiative. Pour celle qui ne prend pas de risque. Oh, j’ai oublié de préciser : elle a toujours été nulle en grammaire.

Tout cela pour dire que l’Egalité Républicaine, c’est bien beau, mais elle n’existe pas. Et pour cause : elle ne peut être atteinte : soit on compare des sommes, en faisant abstraction comme je le disais des peines et des rétributions annexes, soit on néglige les avantages financiers. Or les deux sont indissociables. Toute personne sensée fait un calcul mettant en balance chaque avantage et chaque inconvénient, financier ou autre. Chaque métier comporte un équilibre entre les termes financiers et le reste. Passion mal payée, dur labeur mal rétribué. Toutes les situations existent.

Rechercher sans cesse l’égalité financière aigrira ceux qui jugent leur tâche ingrate, ou particulièrement ardue. Et de toute façon, qui va s’avouer « bien payé » ? On serait toujours content de gagner plus ! Au final, ces calculs ne font que nourrir le ressentiment des uns et des autres.

Dans une société qui se politise, où les revenus des uns et des autres sont déterminés en grande partie par les taxes et les subsides, cela amène aussi aux petits calculs auxquels je viens de me livrer. On pèse le pour et le contre du salaire de milliers de gens, voire de millions, on pointe du doigt les « profiteurs » (fonctionnaires ou entrepreneurs), on fustige les « riches ». Dans une telle société, le meilleur moyen de s’approprier une rente est de former un groupe aux intérêts homogènes et défini. Par exemple en étant prof.

Et voilà comment on fonde la division, la haine de « classe », raciale.

Le seul moyen de sortir de ces calculs mesquins, de cette généralisation de l’envie, de la jalousie, de la comparaison malsaine, est de rendre à chacun ce qui lui appartient, en rendant à chacun ce qui lui appartient. Cela signifie aussi privatiser les « services publics », sans quoi les fonctionnaires continueront à subir l’opprobre des autres. Nous verrons bien alors ce qu’ils valent réellement, quand leurs salaires résulteront des contrats passés et non de l’argent capté par la force.

Et quand enfin la société sera dépolitisée, libre, les égalitaristes obtiendront ce qu’ils recherchent vainement : la paix sociale, par la seule égalité qui puisse exister et être juste : celle de l’égalité en Droit.
PS: j’aurais pu écrire l’histoire en parlant de deux frères l’un camionneur l’autre à la SNCF, en accentuant encore le côté inégalité criante à la fois financière et de conditions de travail, mais je voulais justement donner un côté plus équilibré. Grande Soeur fait vraiment un travail difficile, et il serait profondément injuste de la critiquer là-dessus, d’autant qu’elle n’a pas choisi le métier pour les avantages.